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https://www.liberation.fr/vous/2015/04/14/mona-chollet-pour-une-revolution-domestique_1233018/

 

Dans son dernier ouvrage, la journaliste et essayiste interroge l’espace domestique. Non, il n’est pas sclérosant de rester chez soi. Au contraire : curiosité et ouverture sur le monde s’y exercent plus que jamais.

par Johanna Luyssen

publié le 14 avril 2015 à 10h31
 

Non, l'espace domestique n'est pas cet endroit terne auquel il convient de ne pas jeter un regard. Et ce qui se passe à l'intérieur des maisons est aussi intéressant que ce qu'il y a dehors. C'est la thèse audacieuse avancée dans un essai de Mona Chollet (1), journaliste au Monde diplomatique et qui a l'habitude des sujets iconoclastes : en 2012, son essai Beauté fatale analysait brillamment l'aliénation exercée sur les femmes par la mode et le culte du corps parfait.

Dotée d'un solide bagage théorique et d'un évident sens de la punchline («Femen partout, féminisme nulle part», écrit-elle dans un article retentissant, en mars 2013), l'essayiste publie aujourd'hui un voyage sociologique, politique et intime dans nos intérieurs. Un lieu confiné au secret de notre intimité, mais qui dit beaucoup du monde qui nous entoure.

 

Pourquoi le travail domestique est-il autant méprisé ? Comment concilier l’intérieur (le confort du salon) avec l’extérieur (le monde tel que raconté sur Internet, par exemple) ? Pour faire le tour de ce vaste sujet, Mona Chollet convoque la philosophie et l’architecture, le féminisme et la politique, Instagram et le ­travail du dimanche. Et cite, pêle-mêle, Gaston Bachelard et Georges Perec, Raoul Vaneigem et Virginia Woolf, Nicolas Bouvier et Betty Friedan. Éclectique et pop, cet ouvrage nous fait considérer autrement le «chez-soi» : qu’on se le dise, notre table basse est, elle aussi, politique.

D’où vous est venue cette singulière idée d’écrire sur l’espace domestique ?

Personnellement, je tire un grand plaisir à être chez moi, cela me fait du bien et j’en ai besoin. Mais j’ai remarqué que c’est souvent mal perçu. Si vous dites que vous avez des vacances et que vous ne partez pas en voyage, personne ne vous comprend. Les gens sont très vite un peu ­ironiques et condescendants. Le goût du confort est vu comme quelque chose de petit-bourgeois et individualiste. Cette question de l’individualisme est intéressante parce qu’il me semble que l’on ne peut pas avoir des choses à donner si l’on n’a pas cette base de repli où l’on peut ­rester seul, en laissant les choses se décanter et reposer.

On associe facilement les gens casaniers à des personnes manquant de curiosité…

J’ai eu envie de déconstruire cette idée un peu simpliste. Rester beaucoup chez soi n’est pas forcément le signe d’un manque d’intérêt pour le monde : on déploie sa curiosité tout autant, mais de manière ­différente. On n’est pas plus hermétique au monde extérieur, il y a une perméabilité. Il s’agit, après tout, de trouver un équilibre, une harmonie entre l’intérieur et l’extérieur.

Vous écrivez, dans un chapitre consacré aux nouveaux usages du Web : «Les échanges sur Internet, comme la pensée, l’imaginaire, le commentaire, ont des répercussions tout à fait ­tangibles ; ils contribuent à façonner le visage de notre monde.»

Internet représente parfaitement ce rapport entre intérieur et extérieur. Le monde arrive dans mon ordinateur, chez moi. Face au flux d'informations, aux interactions générées par les réseaux sociaux, je sais que mon état mental ne sera plus jamais le même. Cela a des conséquences qu'on mesure encore mal. Il y a cette phrase de l'écrivain Douglas Coupland, qui a beaucoup circulé, justement, sur Internet, et qui dit : «Mon cerveau pré-Internet me manque.» C'est vrai mais, pour autant, je reste une techno-béate qui s'assume totalement. Internet nous plonge dans des usages complètement neufs. C'est à la fois passionnant et affolant.

De manière générale, en quoi notre rapport à l’espace domestique résume-t-il les tensions de notre époque?

Il m’a semblé important d’articuler mon propos autour de deux notions : le manque d’espace et le manque de temps. Le second est moins évident à décrire que le premier, mais tout aussi important. J’ai voulu expliquer pourquoi on a autant de mal à trouver un endroit où se poser – ou alors de ne pas en avoir du tout, ou alors insalubre, ou trop petit, ou surpeuplé, ou trop cher. Ou excentré de son lieu de ­travail : on passe donc du temps dans les transports. Par conséquent, on passe moins de temps chez soi. Le fait est qu’on nous pousse régulièrement à acheter le dernier canapé à la mode, mais on n’a pas le temps de s’y avachir. Il y a tout un marché qui vend le bonheur domestique, mais si l’on veut ce bonheur domestique, on est obligé de trimer pour se le payer. Donc on ne peut pas vraiment en profiter… Voilà l’injonction paradoxale à laquelle nous sommes soumis en permanence.

Qui dit espace domestique dit travail domestique. En 2015, les tâches ménagères sont encore majoritairement l’affaire des femmes, ce qui fait réfléchir la féministe que vous êtes.

Quand un sujet comme le travail ménager est à ce point méprisé, ça met la puce à l'oreille. Pourquoi le méprise-t-on autant alors qu'il est essentiel – et qu'il peut être agréable quand il est fait dans les bonnes conditions, qu'on a du temps pour le faire, et qu'il est équitablement réparti entre les membres du foyer ? Il y a une sorte de sagesse à faire son ménage ­soi-même. En revanche, lorsque celui-ci est un emploi, cela devient un travail pénible, mal vu, méprisé socialement et physiquement usant. Je cite une femme de ménage qui dit de son travail : «Tout ce que je produis, c'est de la paresse.» Pour ma part, je ­préfère imaginer un modèle de société où on travaillerait moins et on prendrait en main son propre ménage.

Et puis, il y a l’image, pernicieuse, de la femme au foyer.

C'est un mélange d'idéalisation et de mépris. Dans Métiers de femme, Virginia Woolf écrit que lorsqu'elle a commencé à être journaliste, il lui a fallu tuer ce qu'on appelait à l'époque «l'ange du foyer», cette vision idéalisée de la fée du logis. Sinon, «c'est elle qui m'aurait tuée», écrit-elle. Elle explique que cela n'a pas été simple: «Il est beaucoup plus difficile de tuer un fantôme qu'une réalité.» Et c'est vrai que c'est un idéal puissant et séduisant, qui se renouvelle depuis le XIXe siècle. On encourage les femmes à fonder des familles, à fonder leur foyer et leur petit paradis domestique, mais derrière cela, il y a ce mépris, dont parlent, par exemple, toutes ces femmes qui sont à la maison et à qui on demande, dans les dîners, ce qu'elles font dans la vie. Lorsqu'elles répondent «je suis au foyer», les regards se détournent aussitôt… Pour sortir de cette assignation, la revendication féministe du salaire ménager, et aujourd'hui celle du revenu garanti, offrent des pistes intéressantes.

(1) «Chez soi: une odyssée de l'espace domestique», de Mona Chollet, éditions Zones, 250 pp., 16 €. Parution le 23 avril.

 
 
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https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/10/01/the-woman-king-cet-heroisme-feminin-noir-a-bien-existe-dans-l-histoire-africaine_6144001_3212.html

 

D’après l’historienne Sylvia Serbin, les guerrières mises en scène dans « The Woman King » ont joué un rôle notable dans les campagnes militaires du Dahomey au XIXᵉ siècle.

Propos recueillis par

Publié le 01 octobre 2022 à 15h25 Mis à jour le 01 octobre 2022 à 18h47

Temps de Lecture 5 min.

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Superproduction hollywoodienne aux allures de péplum, The Woman King met en scène l’épopée des Agojié, un corps de guerrières du Dahomey (actuel Bénin) au XIXe siècle. La réalisatrice Gina Prince-Bythewood y prend certaines libertés avec l’histoire du royaume et son passé esclavagiste, souligne l’historienne Sylvia Serbin, autrice de Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire (MeduNeter, 2018) et coautrice de The Women Soldiers of Dahomey (« les femmes soldats du Dahomey », Unesco-Collins, 2015). Mais le blockbuster, spectaculairement filmé, apporte aussi une visibilité bienvenue à un pan de l’histoire africaine encore peu représenté à l’écran.

Le moins qu’on puisse dire de The Woman King, c’est qu’il a divisé les spectateurs et les critiques… L’avez-vous trouvé convaincant, comme spectatrice et comme historienne ?

Sylvia Serbin : J’ai beaucoup aimé ce film. J’ai été agréablement surprise de voir, pour la première fois, une page de l’histoire africaine traitée ainsi par le cinéma occidental à gros budget. Gina Prince-Bythewood et ses équipes ont fait preuve de beaucoup de respect pour coller le plus près possible à la réalité. Dans cette région du golfe de Guinée (Bénin, Togo, Ghana, Nigeria), au XIXe siècle, les femmes jouaient un rôle important dans la société et l’économie. Elles avaient une grande autonomie financière, un rôle politique, pouvaient être conseillères des rois… C’est une tradition qui existait depuis bien longtemps, et que le film restitue bien dans sa dimension culturelle, sociale et hiérarchique.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « The Woman King » : les amazones perdues de Hollywood

Non sans prendre quelques libertés avec la réalité historique…

Bien sûr, le film n’est pas exempt d’une touche hollywoodienne de bons sentiments, parfois un peu anachroniques. C’est un parti pris de la réalisatrice. Un parti pris artistique car, il semble nécessaire de le rappeler, il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’une fiction. Il y a un souci visible de coller aux valeurs des spectateurs d’aujourd’hui, et c’est habilement fait, car cela permet aussi d’éviter d’« indexer » un pays, le Bénin, pour sa participation passée à la traite négrière.

Certains critiques ont en effet reproché au film de présenter le roi Ghézo comme favorable au discours antiesclavagiste tenu par l’héroïne, la générale Nanisca, alors que le royaume du Dahomey a justement fondé sa puissance sur le commerce d’esclaves.

Effectivement, le Dahomey est connu pour son rôle dans la traite d’esclaves, que le roi Ghézo a défendue bec et ongles et que ses successeurs ont perpétuée presque jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’était un Etat belliqueux qui, parti du plateau d’Abomey à l’intérieur des terres, a réussi une formidable expansion pour gagner la côte, où il a annexé tous les petits royaumes pour pouvoir commercer directement avec les marchands d’esclaves et se ravitailler en armes. Cela étant dit, qui peut connaître l’avis du petit peuple, celui qui souffrait directement des conséquences de ces guerres ? En mettant ce discours antiesclavagiste dans la bouche de Nanisca, le film choisit de ne pas attribuer une pensée homogène et unanimement belliqueuse au peuple du Dahomey. Et je pense qu’il n’est pas inenvisageable qu’une partie de ce peuple ait été épuisée par tous ces conflits et ces pertes humaines.

Quel était justement le rôle militaire politique des Amazones du Dahomey, les fameuses Agojié ?

D’après mes travaux et ceux d’Hélène d’Almeida-Topor (Les Amazones. Une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Rochevignes, 1984), les Agojié ont été actives du XVIIIe au XIXe siècle. C’était au départ des chasseuses d’éléphant dont le roi Agadja, inquiet d’un possible coup d’Etat, a décidé de faire sa garde rapprochée. Elles ont pris progressivement une part de plus en plus importante dans les campagnes militaires, et se sont notamment distinguées dans les batailles de 1851 et 1864 contre la riche cité-Etat d’Abeokuta en pays yoruba, dans le Nigeria d’aujourd’hui, que le Dahomey voulait assujettir.

Episode 5 Article réservé à nos abonnés Au Bénin, Françoise N’Thépé construit un écrin pour les Amazones et les rois du Dahomey

Les archives britanniques comptent d’importants témoignages d’époque sur la férocité des combats et sur le rôle crucial des Amazones, qui portèrent pratiquement les combats sur leurs épaules. Elles n’étaient d’ailleurs pas les seules femmes à prendre part aux guerres du Dahomey : de simples femmes du peuple demandaient parfois à suivre les troupes pour s’occuper du ravitaillement et soigner les blessés. Elles portaient aussi de longs coutelas, pourchassaient les ennemis en fuite et leur tranchaient les jarrets pour les immobiliser.

Quel a été le rôle de Ghézo dans le développement du corps des Agojié ?

Il a été le premier à enrôler des prisonnières de guerre pour en faire des combattantes. Pour deux raisons : les captives se vendaient moins cher que les hommes sur les marchés aux esclaves, et les travaux des champs étaient généralement dévolus à une main-d’œuvre masculine. Le corps des Agojié s’est donc professionnalisé, la sélection à l’entrée a été affinée, et elles sont devenues un corps d’élite, dont le courage, la force et l’impitoyabilité ont été rapportés dans de nombreux témoignages d’époque.

L’explorateur Edouard Foa, un chargé de missions scientifiques qui a résidé quatre ans dans le pays, racontait dans son Histoire du Dahomey, parue en 1895 : « Les Amazones ont à leur étendard de nombreuses actions d’éclat. Avec elles, pas de surprises. Le combat au grand jour, la poitrine au feu de l’ennemi, le corps à corps désespéré, le triomphe ou la mort. C’est ainsi que les avait dressées Ghézo. » Il y avait plusieurs escadrons, des chasseuses, des éclaireuses, des artilleuses, mais, réunies, les Agojié pouvaient aligner jusqu’à 4 000 combattantes.

Comme le Français Edouard Chaudoin, prisonnier du roi Béhanzin en 1890, de nombreux témoins les décrivent également comme des « vierges guerrières », des « épouses du roi » astreintes à la chasteté…

C’est plutôt un symbole, comme lorsqu’on dit des religieuses qu’elles sont les « épouses du Christ ». Leurs quartiers étaient interdits aux hommes, et les Agojié étaient révérées dans la société dahoméenne : le peuple devait baisser les yeux sur leur passage. Mais ce n’était pas un harem. Elles ne pouvaient pas épouser n’importe quel homme, compte tenu de leur renommée et de leur statut extraordinaire. Seuls le roi et les hauts dignitaires pouvaient prendre épouse ou concubine parmi les Amazones. Celles qui se mariaient et avaient un enfant restaient dans leur foyer pour s’en occuper jusqu’à ses 3 ans. Après quoi elles laissaient l’enfant à leur famille et retournaient au combat. Il y a eu peu de descendants d’Agojié… même si, aujourd’hui, de nombreuses familles béninoises revendiquent une ancêtre amazone !

Que sait-on de la façon dont les voyaient leurs ennemis ?

Avec terreur. Les Agojié étaient plus craintes que leurs homologues masculins, car leur entraînement leur conférait une résistance remarquable à la peur et à la douleur. Dans le film, on voit les jeunes recrues traverser en courant une barrière d’épines : nous avons des témoignages avérés de cette technique d’entraînement, écrits par des voyageurs européens fortement impressionnés par le courage de ces guerrières. Et leur impact est durable. Ces dernières années, j’ai parfois entendu des descendants de royaumes vaincus regretter de voir célébrer les Agojié, qui pour eux sont encore synonymes de la terreur infligée par le Dahomey.

Etaient-elles une exception à l’échelle du continent ?

Un corps d’armée constitué exclusivement de femmes et professionnalisé ? Oui, cela n’existait à ma connaissance qu’au Dahomey. Mais d’autres pays d’Afrique ont connu des femmes guerrières. La reine Nzinga du Ndongo et du Matamba, dans l’actuel Angola, a mené au XVIIe siècle une longue guerre de résistance face aux Portugais. Le royaume Ashanti (actuel Ghana) aussi a vu une femme, Yaa Asantewaa, mener en 1900 la dernière rébellion contre les colons de l’Empire britannique.

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Quels changements opère ce film dans la représentation des femmes noires, très rarement représentées au cinéma en position d’héroïnes ?

Nous sommes généralement montrées, sur le petit et le grand écran, mais aussi dans la littérature et les médias, comme des femmes effacées, sans personnalité, muettes, qui portent toute la misère du monde sur leur dos. Cet héroïsme féminin noir a pourtant existé dans l’histoire africaine.

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https://www.lefigaro.fr/actualite-france/covid-19-un-changement-brutal-de-comportement-chez-votre-ado-est-souvent-le-signe-d-un-mal-etre-20201223

 

 

ENTRETIEN - La professeure de pédopsychiatrie Marie Rose Moro alerte sur la vulnérabilité des adolescents après quasiment un an d'une pandémie qui bouleverse leur développement. Elle réclame la mise en place de solutions d'urgence.

Les spécialistes de la santé mentale redoutent la «troisième vague psychiatrique» du Covid-19, notamment pour les adolescents - des «petits» collégiens aux jeunes étudiants. En restreignant leur monde, les confinements bouleversent leur développement, selon Marie Rose Moro (1), professeure de pédopsychiatrie à l'Université de Paris et cheffe de service de la Maison de Solenn. Face aux conséquences multiples sur la construction psychique de ces jeunes à un âge charnière de la vie, elle sonne l'alerte et propose des mesures pour améliorer la prise en charge de leur détresse.

 

LE FIGARO. - Vous avez cosigné l'alerte sur la santé mentale des Français adressée au gouvernement le 3 décembre. Pourquoi les adolescents sont-ils un public particulièrement à risques?
Marie Rose MORO. - La pandémie et, surtout, les confinements vont à l'encontre de l'adolescence, cette phase de transition entre l'enfance et l'âge adulte qui s'accompagne d'un mouvement très intense d'ouverture vers le monde. Confiné, on…

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https://www.lefigaro.fr/actualite-france/didier-pleux-catherine-gueguen-l-education-positive-est-elle-du-laxisme-ou-l-avenir-de-l-humanite-20220930

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GRAND ENTRETIEN - Didier Pleux, docteur en psychologie du développement, estime que les parents d'aujourd'hui sont trop «sympathiques». Catherine Gueguen, pédiatre, dénonce la maltraitance «encore majoritaire dans les familles françaises».

 

LE FIGARO. - Ces vingt dernières années, les recherches en neurosciences affectives et sociales ont émergé. Que nous ont-elles appris sur le développement de l'enfant ?

 

Catherine GUEGUEN. - Au XXe siècle, nous savions que le cerveau était dévolu aux capacités intellectuelles, motrices et sensorielles. Les neurosciences cognitives nous l'ont appris dans les années 70. Les neurosciences affectives et sociales, elles, datent du XXIe siècle et nous enseignent une chose supplémentaire et extraordinaire : une grande partie de notre cerveau est dévolue aux émotions ! Un chercheur comme Antonio Damasio a montré que nous devons accorder une grande place aux émotions pour favoriser le bon développement de l'enfant, sa capacité à se comprendre et à comprendre les autres, à avoir un sens éthique et moral...

Didier PLEUX. - Pour moi aussi, les neurosciences ont été une façon de corroborer certaines intuitions. Antonio Damasio a aussi écrit, dans son troisième livre L'ordre étrange des choses (2017), que pour faire des progrès, pour atteindre la stabilisation, l'homme doit passer par un «déséquilibre neuronal». Sa réflexion a alimenté la mienne : je suis persuadé que l'être humain, s'il ne rencontre pas à un moment donné des obstacles déplaisants, risque la stagnation.

En /plaçant /les /émotions /au /cœur /du /développement /de /l'enfant, /les /neurosciences /affectives /et /sociales /ont /fait /émerger /une /nouvelle /théorie /éducative : /l'éducation /bienveillante /- /ou /positive. /En /quoi /consiste-t-elle ?
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C. G. - C'est une éducation fondée sur l'empathie, la compréhension de l'enfant, la non-violence, assortie d'un cadre avec des règles claires. L'adulte apprend à percevoir et comprendre ses propres émotions et celles de l'enfant. Les neurosciences montrent que le cerveau de ce dernier est très immature jusqu'à 5-6 ans, ce qui ne lui permet pas de se maîtriser lorsqu'il traverse des «tempêtes émotionnelles». Lui manifester de l'empathie - ça ne veut pas dire céder - l'aide à se réguler.

La chercheuse Rianne Kok a montré en 2015 que lorsque les deux parents sont empathiques, il y a un épaississement du cortex préfrontal, siège des fonctions intellectuelles.

 

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Une expo rassemble le travail d’artistes LGBT + originaires de pays arabes et d’Asie centrale, du Maroc à la Syrie en passant par l’Iran, où l’homosexualité est criminalisée. Créées à l’abri de l’espace public, leurs œuvres sont souvent teintées d’humour ou inspirées de l’iconographie persane.

par Clémentine Mercier

publié le 29 septembre 2022 à 16h11
 

D’une main tremblante, Alireza Shojaian tend son téléphone. Il a partagé sur Instagram la couverture de Libération en persan de lundi. En soutien à la mobilisation iranienne, ce peintre ultra doué, né à Téhéran, fait aussi sien le slogan du soulèvement contre le régime islamique : «Femme, vie, liberté.» «Vous vous rendez compte, une jeune femme de 20 ans a reçu six balles dans le corps ? souffle-t-il, les yeux embués. A Téhéran, la communauté queer a crié plus fort que tout le monde aux côtés des femmes. Je viens d’un endroit où un ex-président – Mahmoud Ahmadinejad – a affirmé qu’il n’y avait pas d’homosexuel dans son pays. Toute la société essaie d’effacer notre existence. Mon identité est criminalisée. Mon art aussi», explique le jeune homme devant ses très délicats tableaux de garçons dénudés. A l’entrée d’«Habibi, les révolutions de l’amour», ses nus lascifs affirment une tendresse pour le corps masculin. Habibi, cela signifie «mon chérie».

Acte de bravoure et hymne à l’amour gay, l’art d’Alireza Shorajan s’affiche à l’Institut du monde arabe dans une belle et importante exposition qui met à l’honneur les artistes LGBTQIA + des pays arabes et d’Asie centrale (ainsi que leurs alliés). Une grande première pour ces créateurs réunis sous l’étendard de leur lutte commune. L’élan des printemps arabes, depuis 2010, n’est d’ailleurs pas étranger à l’affirmation progressive de leur identité sexuelle ; ils sont souvent artistes et militants. Issue des diasporas ou vivant encore sur place, cette jeune génération courageuse et pleine de promesses est originaire du Maroc, de Tunisie, d’Afghanistan, du Liban, de Syrie, d’Arabie Saoudite ou du Soudan… Dans leurs pays, les relations homosexuelles sont illégales, punissables d’emprisonnement (Maroc, Tunisie, Algérie), voire passible de la peine de mort (Iran, Arabie Saoudite). Comment s’exprime alors leur art en même temps que leur orientation sexuelle et leur identité de genre ?

 

«On a moins peur»

Sur place, les artistes développent des stratégies de «safe space» : créer à l’abri de l’espace public, synonyme d’insécurité. Souvent dessins, tableaux et installations montrent des intérieurs ou des chambres, là où l’amour interdit est à l’abri des persécutions. Le Marocain Soufiane Ababri dessine ainsi ses Bed Works, des scènes homoérotiques, depuis son lit. Le duo Jeanne et Moreau, nom choisi par les artistes Lara Tabet et Randa Mirza, reconstitue une chambre à coucher où les deux femmes abritent leur amour. Les œuvres de l’exposition, en revanche, auraient du mal à être exposées dans les pays d’origine des artistes. L’Europe fait figure de refuge, où l’on peut vivre et montrer plus facilement son travail. A ce titre, même si la vie quotidienne est compliquée pour les personnes queer, le Liban semble être plus tolérant. Certaines pièces de l’exposition y ont déjà été montrées. En Tunisie, où le militantisme LGBTQ + est toléré, les lieux d’exposition restent en revanche frileux. Le milieu de la nuit est plus ouvert aux performances queer. Mais tout est surveillé par les autorités : «Il faut faire profil bas», explique un artiste.

Pour les diasporas, les choses ne sont pas simples pour autant. «Maintenant, on a moins peur de dire qu’on est queer, détaille Alireza Shojaian, aujourd’hui réfugié politique. La France m’a donné la sécurité. Je voudrais partager cette liberté avec les Iraniens. Je voudrais que les mères iraniennes disent à leur fils qu’elles les acceptent tels qu’ils sont. Moi, je voudrais faire une contre-histoire en peinture.» Le jeune artiste revisite ainsi les canons esthétiques en puisant dans l’iconographie orientaliste. Dans ses ravissants tableaux, les modèles nus, Arthur, Tristan ou Yannick vibrent de milliers de petits coups de pinceaux émouvants. A ses doux modèles, le peintre adjoint des monstres cornus ou des chevaliers issus des miniatures épiques perses : «Je remplace aussi Shereen [princesse et personnage de Khosrow et Chirine du poète persan Nizami, ndlr] par un homme», explique-t-il. Une toile raconte son histoire personnelle, sa fuite de l’Iran, où il avait fait une école d’art, en passant par le Liban. Le souvenir d’avoir vécu l’anniversaire de ses 20 ans dans la solitude à Beyrouth, après la perte d’un compagnon, lui a inspiré un autoportrait qu’il truffe de références à l’art queer. La reproduction d’une photo de lui en militaire fait partie du tableau. «J’ai fait l’armée en Iran et, à ce moment-là, j’ai voulu me suicider. Je suis monté en haut d’un immeuble et, finalement, j’ai reculé. Oui, vous pouvez écrire cette histoire. C’est important de la raconter.»

Les récits sont ainsi des armes. Afin de lever les tabous homophobes et transphobes, les artistes puisent dans le documentaire ou la fiction. Puisque le Coran ne mentionne pas le lesbianisme et que peu de textes islamiques en parlent, autant imaginer de belles histoires. La tunisienne Aïcha Snoussi revisite ainsi la mythologie en inventant une fable dans son installation Sépulture aux noyé·es. A l’intérieur de centaines de bouteilles disposées en pyramide, l’artiste a emprisonné des lettres fictives d’une civilisation queer et poète, qui aurait vécu sur une île dans la baie de Tunis. Les bouteilles sont les vestiges de cette culture rêvée et disparue qui porte le nom de Tchech – une insulte à l’encontre des homosexuels et des lesbiennes en arabe. Et quand Aïcha Snoussi fait son autoportrait, elle le fabrique à partir de sang, d’un collage de lettres intimes et de sa silhouette bien campée, boots aux pieds et la main gauche sur le pubis.

Constituer la mémoire d’une communauté invisible

Plus documentaire, la série photographique «Djinn» de Camille Lenain tente de faire revivre un disparu à travers l’histoire des autres. Intéressée par le sort des homosexuels issus de la communauté musulmane, la photographe franco-algérienne explore comment islamophobie, homophobie et transphobie se superposent. «“Djinn” est un travail en hommage à mon oncle Farid, mort du sida il y a dix ans, explique-t-elle. Grâce à la rencontre d’un imam gay à Marseille, j’ai rencontré toute une communauté LGBT. Cela a été plus facile de leur parler de l’histoire de mon oncle qui a grandi en France qu’avec ma famille où il y a des secrets et des non-dits. C’était douloureux d’aborder la mémoire de Farid avec eux. Ce travail nous a aidés à faire le deuil.» Sous le beau portrait de Bouchta, alter-ego vivant de Farid, photographié à Marseille en 2020, la légende dit : «Je suis très mélancolique, mais c’est ma vie. Comme beaucoup de vies d’homo, c’est pas une vie facile. On se cherche un petit coin tranquille pour se préserver.»

Au Liban, pour écrire le récit des effacés de l’histoire, Mohamad Abdouni, fondateur du magazine Cold Cuts, a conçu un projet documentaire. Considère moi comme ta mère : histoires trans du passé oublié de Beyrouth est la première archive de femmes trans au Liban, conservée à la Fondation arabe pour l’image. L’objectif de ce fonds est de constituer la mémoire d’une communauté invisible. Aux murs de l’IMA, sur des photographies amateur agrandies, on reconnaît la même personne, Em Abed, habillé en femme dans un bal masqué, dans un bus ou au travail. Ces clichés des années 70-80 font désormais partie de l’histoire de Beyrouth. «Cette archive est née d’une frustration commune sur l’absence de témoignages, explique le photographe et réalisateur installé au Liban et à Istanbul. Nous avons publié un livre aujourd’hui épuisé et consultable en ligne qui parle des femmes trans dans le monde arabe. Ces images appartiennent désormais à une collection de Beyrouth.»

«Mary poppers»

Selon Mohamad Abdouni, l’époque est plus intolérante que par le passé au Liban. Aujourd’hui, ces femmes «ont peur, elles ne sortent plus de chez elles. Elles ont été oubliées de notre histoire, alors qu’elles changent notre perception des icônes». Une séance photo avec coiffeur, maquilleur et styliste a aussi été organisée en studio pour qu’elles puissent se faire belles sous l’œil de l’appareil… Dans une veine plus extravagante, la Libanaise Chaza Charafeddine magnifie aussi la fluidité du genre. Dans Divine Comedy, elle a photographié des beautés trans qu’elle a transformées en anges sur fond de miniatures persanes. L’artiste évoque la période moghole, les premiers temps de l’islam, où les textes avaient moins de tabous sur l’ambiguïté des genres et l’amour entre garçons. Rendre aux aînés leur place dans la chronologie, et aux pionniers leur rôle d’inspiration, c’est aussi l’ambition de Riddikuluz, artiste arabo-américaine. L’artiste rend ainsi hommage à Sultana, une reine de la nuit, pionnière des drag-queens arabo-américaines dans une vidéo et un superbe portrait. Sur le tableau, intitulé The Girl, Sultana, en nuisette noire, cache un keffieh rouge (assorti à son rouge à lèvres) sous un coussin du canapé.

L’art de construire des lieux de confiance, des récits identitaires et une mémoire commune va de pair avec la recherche d’un langage. Car si le verbe aimer a de multiples déclinaisons en arabe, le lexique queer y est peu développé. Voilà pourquoi l’IMA a créé spécifiquement pour l’exposition un graphisme avec de l’écriture inclusive en arabe. Et voilà aussi pourquoi Mohamad Abdouni a créé un glossaire afin d’écrire l’histoire des femmes trans. Cette initiative rejoint celle de Khookha McQueer, artiste trans née en Tunisie devenue performeuse incontournable de la scène queer. Son outil de prédilection ? Instagram, où elle poste des portraits caméléon aux couleurs pop. Son œuvre porte aussi sur l’élaboration d’une terminologie du genre tunisien, projet qu’elle mène avec des associations (Djam et Avocats sans frontières). Plus humoristique, le marocain Sido Lansari propose quant à lui des textes queer brodés au point de croix, joliment provocants. «C’est où la partouze ?» peut-on lire sur la broderie au style layette. L’artiste joue ainsi sur le contraste entre le puritanisme de la forme et la crudité des slogans («Mary poppers» au lieu de Mary Poppins, «Un caca, une maman, on veut du porno allemand» ou «Barbu bouffeur de cul»). «C’est une alchimie étrange que de changer le foutre en or», dit une autre broderie. De l’amour et de l’or, il y en a plein cette exposition justement.

«Habibi, les révolutions de l’amour» à l’Institut du monde arabe (75005) jusqu’au 19 février.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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Rétrospective Kokoschka à Paris: cages de déraison

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Entre ses extraordinaires portraits et ses vues des Dolomites, la rétrospective parisienne «Un fauve à Vienne» consacrée à l’artiste autrichien dévoile de multiples influences, de Renoir au Greco.
par Philippe Lançon
publié le 23 septembre 2022 à 12h30
 

La rétrospective Oskar Kokoschka, la troisième en France après celles de 1974 et 1983, s’intitule «Un fauve à Vienne», approchons le fauve à Londres. On est en 1926, l’artiste autrichien a 40 ans. Il est célèbre et mensualisé par un marchand fortuné qui le fait voyager. A l’occasion d’une tournée en Europe et en Afrique, il passe six mois en Angleterre. A l’aube, il va parfois au zoo et peint des animaux. C’est une bonne période de sa vie artistique. Son jet d’acide expressionniste, toujours actif, est reconnu. Dans douze ans, les nazis lui donneront une place de choix dans l’exposition des «artistes dégénérés». Des tableaux seront détruits. D’autres seront vendus en Suisse pour financer l’effort de guerre. Parmi eux, son œuvre la plus célèbre, la Fiancée du vent, peinte en 1913-1914, et qui fut ainsi nommée par le poète Georg Trakl, auquel elle inspira l’un de ses derniers poèmes avant son suicide, la Nuit : «Sur des écueils noirâtres /se jette ivre mort /La rougissante fiancée du vent, /La vague bleue /Du glacier /Et gronde /Puissamment la cloche dans la vallée.» Fragile, le tableau ne bouge plus de Bâle. Il ne figure donc pas dans l’exposition du Musée d’art moderne de Paris. Peu importe : il y a ici de quoi, comme disait l’écrivain Karl Kraus, ami critique du peintre, s’essuyer les yeux.

Entre autres, cet autoportrait en artiste dégénéré, peint en 1937, au moment même où les nazis le mettent au feu, et qui est comme un point de bascule. C’est la réponse de l’artiste au loup. Sa palette a changé. De l’impressionnisme est entré dans l’expressionnisme. Le sauvage de Vienne se décompose dans une brume de nostalgie civilisée, glissant du fauve ou du Renoir dans le désespoir. Oskar Kokoschka signait OK. OK, vraiment ? Fringant triste, plutôt. Ironique attristé. Et exilé, évidemment. Le menton en avant, les bras croisés, le regard ferme et fataliste, hissant haut le pavillon à couleurs toujours criardes, il coule son acide sur la machine à ne pas voir, mais semble prêt à rejoindre un monde qui relève davantage du rêve et du sentiment – d’une laideur presque sucrée. En 1945, il écrira : «Depuis que l’humanisme est mort, l’homme a cessé d’avoir une âme, il ne se soucie plus de vivre ou de mourir. Les progrès de la civilisation industrielle laisseront derrière eux une ruine et une destruction intégrales, comme les hordes qui envahirent jadis l’Europe. Il ne restera nul portrait de l’homme moderne, car il a perdu la face et se détourne pour regagner la jungle.» Ce qui nous amène à la bête peinte à Londres.

 

C’est un tigron, «cadeau d’un maharajah hindou, un croisement qui ne fut jamais répété de lion et de tigre.» (Ma vie, son autobiographie, publiée en 1971, neuf ans avant sa mort). Au Musée d’art moderne de Paris, entouré d’autres portraits d’animaux saignants de couleurs, des chevreuils, des tortues géantes, il rugit en silence à mi-parcours, au fond d’une grande salle noire : la menace expressionniste incarnée, à l’état sauvage. Il est jaune, blanc, mauve, violet, noir, vert, jaillissant des filaments de peinture qui tissent sa férocité vitale. Chaque couleur assourdit. La gueule ouverte découvre quelques crocs, du noir. Sous les pattes, une biche recouverte d’une grosse tache rouge, d’une forme telle que la peinture signe le sang. On voit souvent ce rouge, en particulier dans le Pouvoir de la musique, peint en 1918-1920 : un enfant vert joue d’un instrument à vent ; un enfant rouge joue, danse, fuit peut-être : des faunes brutalement enluminés. L’énergie du tigron, elle, est saisie et contenue dans la double cage du cadre et du musée.

«Lorsque le chat géant jaillissait comme une bombe jaune…»

Dans son autobiographie, Kokoschka se souvient (ou réinvente) : «J’ai obtenu la permission de peindre en dehors des heures de visite normale au zoo grâce au directeur du jardin zoologique, l’éminent savant Julian Huxley qui a également écrit à mon propos un article dans une revue savante sur le suicide.» Il a été plusieurs fois et grièvement blessé au front, en 1915 et 1917. Balle dans la tête et baïonnette au poumon pour l’engagé et, plus tard, pour le convalescent devenu peintre de guerre, explosion d’un pont qui provoque de terribles maux cérébraux. Les douleurs sont telles qu’à l’hôpital il a songé à se tuer. Au zoo de Londres, il a d’abord peint, écrit-il, «la nuit dans la cage aux singes un grand mandrill solitaire qui me haïssait profondément, bien que je lui apportasse toujours des bananes, afin de me rendre agréable.» Et le tigron, comment le peint-il ? «Aux toutes premières heures du matin, avant l’entrée des visiteurs, je pouvais, telle était la convention passée avec le gardien, installer mon chevalet et mes instruments de peinture à l’intérieur de la barrière contournant la cage du tigre-lion. J’étais somnolent, appuyé aux solides barreaux métalliques de la cage et j’attendais le choc, lorsque le gardien ouvrait de l’extérieur avec une chaîne la porte de la cage de nuit. Je suis toujours somnolent au petit matin. Le choc suffisait pour me réveiller lorsque le chat géant jaillissait comme une bombe jaune, enflammée, de l’obscurité vers la lumière, la liberté, s’élançait vers moi, comme s’il avait voulu réduire en lambeaux l’homme qu’il voyait si près de la grille de sa cage. Cela se répétait tous les matins. L’animal, me dit plus tard le gardien, ne dormait jamais et mourut peu de temps après.»

Il poursuit : «Habituellement, je frappais par terre du poing pour attirer vers moi l’animal qui se trouvait à l’autre bout de la longue cage qu’il ne cessait d’arpenter en tous sens. Tout d’un coup, quelqu’un me tapa sur l’épaule.» C’est un vieil ami – comment se trouve-t-il ici à l’aube, on n’en sait rien – qui lui dit : «Je voudrais quand même te donner un conseil. Imagine que par hasard la bête t’atteigne avec ses griffes à travers les barreaux : tu seras mis en miettes avec ton chevalet et ta boîte de couleurs.» Kokoschka conclut : «Cela m’a fait réfléchir et j’ai installé ma toile le lendemain à l’extérieur de la barrière, mais cela ne m’amusait plus.»

Entre les Dolomites et Tolède

Observons maintenant les extraordinaires portraits qu’il a peints depuis 1909, des commandes, des amis, des amis d’amis. Ils sont faits à l’intérieur des barrières : à portée d’œil, de coup, d’élan fixe, de folie. OK attrape les dents foutues, les cernes fous, les mains déformées, les positions aussi hiératiques que naturelles, tout le mystère spirituel et crevassé de la chair. Au début, il enlève les couches de peinture, comme pour rendre les corps à leur suaire. Ensuite, Cézanne et le Greco guident souvent la main pour épaissir les couches, noircir les contours, accentuer les couleurs et les rendre à une géométrie aussi carcérale qu’explosive. Un Paysage des dolomites de 1913, d’un vert et d’un bleu sombrement fous, rappelle, du Crétois hispanisé, la célèbre Vue de Tolède. De même qu’on n’aimait guère les distorsions de celui-ci à la cour de Philippe II, de même certains modèles d’OK rejettent ce qu’il a fait d’eux. En 1910, Auguste Forel, entomologiste et psychiatre suisse, trouve que son portrait relève plus de la psychiatrie que de l’art. Mais pourquoi les opposer ? Son regard légèrement écarquillé, sous les sourcils relevés en diable, ses mains osseuses tendues dans des positions bizarres, un long index recroquevillé sur une manche comme une patte de crabe, tout rend hommage à sa présence.

Dans son autobiographie, OK affirme qu’à Londres, malade et hospitalisé, il est tombé sur le médecin Louis-Ferdinand Destouches, futur Céline, qui a glissé un squelette dans son lit. C’est peu crédible. Mais quel squelette glisse-t-il, lui, dans ses tableaux, sous ses modèles ? De quoi relève son art de portraitiste ? Ni de l’embellissement, ni de la caricature, mais d’une réfraction qui passe par le geste, la déformation, la solitude. Les regards sont isolés, perdus, et le peintre, qui dessine fort bien, semble avoir désossé ce qu’il voit. Les humains sont à l’étal ou en cage, comme les animaux. En Angleterre, au bord de la mer, il peint un jour «un gros crabe que quelqu’un m’avait offert et qui sentait déjà mauvais». Il peint aussi «un chat qui surveille des poissons morts, à l’arrière-plan, une rentière munie d’un parapluie et d’un sac à main, faisant sa promenade digestive sur la plage». Il peint enfin «ces tortues géantes, aujourd’hui en voie de disparition ; on les extermine à cause de leur carapace de corne qui devait les protéger et dont on a besoin pour faire des bibelots à l’intention des touristes». OK, à son sommet, peint les carapaces des gens juste avant qu’on les arrache. Au zoo, il demande au chauffeur qui l’accompagnait jusqu’au tigron pourquoi celui-ci ne l’a pas averti du danger : «Il m’expliqua alors de manière logique que si le chat m’attaquait, je reculerais de peur, et alors la panthère qui se trouvait vis-à-vis m’attraperait avec ses griffes, à droite le léopard si je m’écartais et à gauche la panthère noire. Et le hasard voulut alors qu’un petit chien qui accompagnait une dame me mordît au mollet. Tout dépend du hasard, la Providence dispose.»

Il y a bien d’autres choses à voir, à découvrir, dans cette rétrospective. Les échos et résidus artistiques de ses amours difficiles avec Alma Mahler, ses va-et-vient entre l’écriture et la peinture, sa photo au crâne rasé, dans le genre bolchevique, etc. Tout ce qui lui fait écrire plus tard : «Les anciens dieux ont été renversés sans que la crainte de l’enfer s’atténue. Depuis lors, l’homme comme phénomène se défait de toutes ses attaches, étend sa suprématie aux éléments et au cosmos et dévoile ses potentialités à la fois les plus profondes et les plus bestiales. La tâche de l’artiste, elle, est inchangée : figurer l’homme.» Lui, conclut-il, se contente de ceci : «Je peins des portraits parce que j’en suis capable et parce que j’y vois mon accès à l’humanité, un miroir qui me montre quand, où, qui et ce que je suis.» Un homme blessé dans un zoo, à l’aube, entre deux guerres, face au tigron qu’il peint pour ne pas être dévoré.

 

 

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Lors de la fête de Roch Hachana, cette année du 25 au 27 septembre, des milliers de juifs hassidiques se sont rendus sur la tombe du rabbin Nahman de Bratslav à Ouman, en Ukraine. Les mises en garde, la guerre, pas plus que la pandémie de Covid avant elle, n’ont arrêté ces pèlerins qui font de la joie une arme contre toutes les épreuves.

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Publié le 29 septembre 2022 à 18h00 Mis à jour le 29 septembre 2022 à 19h13

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« Ceux qui iront à Ouman se mettront en danger, et Israël ne sera pas forcément en mesure de leur prêter assistance au cas où les choses tournent mal. » Le ministère des Affaires étrangères israélien s’était montré très clair : les pèlerins qui auraient décidé de se rendre dans cette ville du centre de l’Ukraine malgré la guerre le feraient à leurs risques et périls. « Les explosions ennemies russes ne s’arrêtant pas, nous devons prendre soin de nous. S’il vous plaît, évitez de venir à Ouman et priez pour que la paix revienne », avait également imploré l’ambassade ukrainienne en Israël sur sa page Facebook.

 

Pourtant, cette année encore, plusieurs milliers de juifs hassidiques (jusqu’à 20 000 selon certaines sources), venant majoritairement d’Israël (mais aussi des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, d’Europe), sont venus se recueillir sur la tombe du rabbin Nahman de Bratslav, à environ 200 kilomètres au sud de Kiev, bravant les avertissements et des menaces de la guerre (voir encadré). Comme chaque année lors de Roch Hachana (du 25 au 27 septembre cette année), le Nouvel An juif, ces pèlerins sont venus rendre hommage à leur tsadik (littéralement « homme juste », en hébreu), leur guide spirituel, mort en 1810.

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Ce pèlerinage, peut-être le plus important en nombre de participant chez les juifs hassidiques, attire chaque année en moyenne de 30 000 à 40 000 personnes, parfois beaucoup plus. Même en 2020, alors que l’Ukraine avait fermé ses frontières pour lutter contre la pandémie de Covid-19, des milliers de fidèles avaient réussi à braver les contrôles pour venir se recueillir, suscitant la polémique. Des centaines d’entre eux avaient également été bloqués à la frontière, contraints de faire demi-tour après des jours d’attente.

Comment comprendre un tel engouement ? Il faut pour cela revenir aux origines de cette communauté hassidique restée fidèle aux enseignements de Nahman de Bratslav, qui fait de la joie et de la relation à Dieu des remparts face à toutes les épreuves.

  • Qu’est-ce que le judaïsme hassidique ?

Le judaïsme hassidique est un courant mystique fondé au milieu du XVIIIᵉ siècle par le rabbin Israël ben Eliezer, autrement nommé « Baal Chem Tov » (littéralement le « maître du bon nom »), en Podolie, région qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine.

Le Baal Chem Tov prônait la joie populaire contre l’austérité et l’élitisme des autorités religieuses de son temps. En outre, il s’opposait vivement à la manière dont étaient étudiés les textes sacrés, qu’il jugeait coupée de toute démarche spirituelle. « Selon les hassidiques, lire la Bible permet d’élever son âme et de se connecter au monde supérieur. Dans les mots, il y a une origine divine. En les lisant, en se concentrant, en les méditant, on se connecte aux étincelles de sainteté contenues dans le texte sacré », décrypte Jean Baumgarten, historien et spécialiste du hassidisme.

Toutes les maladies qui s’abattent sur l’homme viennent de la dégradation de la joie

Le Baal Chem Tov attire vite de nombreux adeptes, qui se réunissent en privé pour méditer les textes, mais aussi pratiquer d’intenses exercices de méditation, des prières extatiques, voire des danses proches de la transe. « Les hassidiques se démarquent à la fois par l’intensité de leur ferveur mais aussi par un rapport au divin avec une forte dimension affective, voire émotionnelle », poursuit Jean Baumgarten.

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Le mouvement se développe en Europe orientale puis gagne petit à petit le reste de l’Europe et les Etats-Unis. Après la seconde guerre mondiale et les politiques antireligieuses de l’URSS, les communautés hassidiques s’établissent surtout en Amérique du Nord et en Israël. Elles comptent aujourd’hui des centaines de milliers de membres, dont environ 165 000 estimés à New York.

Une autre particularité du hassidisme est qu’il comprend plusieurs « lignées ». Ainsi, dès les débuts du mouvement, plusieurs communautés différentes se créent autour de guides spirituels particulièrement charismatiques, les tsadik. Nahman de Bratslav fut l’un d’entre eux.

  • Qui est Nahman de Bratslav ?

Né en 1772 à Bratslav, ville du cœur de l’Ukraine, il est l’arrière-petit-fils du Baal Chem Tov. Sa vie et ses enseignements nous sont notamment connus par les écrits de l’un de ses disciples, Rabbi Nathan. Plus que n’importe quel autre rabbin hassidique, Nahman de Bratslav a fait de la joie le cœur de sa pensée et de sa pratique.

« Toutes les maladies qui s’abattent sur l’homme, toutes viennent de la dégradation de la joie. Dieu n’est pas avec celui qui est triste. Lorsque l’homme fait une action dans la joie, il s’ouvre au miracle à venir », théorisait-il (cité par Arthur Green dans La Sagesse dansante de Rabbi Nahman, Albin Michel, 2000). Cet accent mis sur la joie se traduit notamment par la danse, au centre de la pratique de Nahman et de ses adeptes. « Lorsque la joie saisit le corps de l’homme, ses mains se lèvent, ainsi que ses pieds. Il ne peut alors s’empêcher de danser », déclarait-il.

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Nahman de Bratslav ne niait pas les difficultés du monde. Pour lui, il s’agit de trouver en soi et en Dieu les moyens de rester dans la joie, sans ressasser un passé déjà révolu ni s’inquiéter d’un avenir sur lequel nous n’avons pas prise. Angoissé par la mort pendant sa jeunesse, sans cesse tourmenté par les plaisirs des sens, Nahman de Bratslav était obsédé par le corps et ses souffrances. Mort de la tuberculose à 38 ans, il perdit également son fils de 1 an quelques années plus tôt. Mais il n’a jamais dévié de son but. « Le plus important est que chacun lutte de toutes ses forces dans le but d’être toujours joyeux », martelait-il.

Dans sa « lutte », Nahman de Bratslav s’est davantage aidé de la méditation que de l’étude des textes et de considérations intellectuelles, ce qui distingue d’ailleurs sa « lignée » de celle d’autres grands maîtres hassidiques. « On le décrivait comme quelqu’un d’un peu agité, qui n’aimait pas spécialement les études. Il a su surmonter ces difficultés par la joie et la méditation, mais une méditation personnelle, basée sur une forme d’isolement, de retrait », analyse Mendel Samama, rabbin à Strasbourg et fin connaisseur du hassidisme.

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Une célèbre pratique naîtra des méditations personnelles de Nahman : la « Hitbodedout » (« esseulement »). Elle consiste à s’isoler (si possible en pleine nature, au plus près de la Création), à faire silence le plus longtemps possible, jusqu’à ce que ce silence devienne insupportable et donne envie de crier. C’est alors le moment idoine pour se lancer dans une conversation sans filtre, avec Dieu, et commencer ainsi la purification de son ego.

  • Comment expliquer sa popularité (et celle de sa tombe) ?

Dans la plupart des lignées hassidiques, les tsadik ont un successeur après leur mort. Mais ce ne fut pas le cas pour Nahman de Bratslav. Lorsqu’il meurt à Ouman en 1810, son fils étant mort également, il n’a pas de successeur naturel. Il n’en avait pas désigné non plus de son vivant, enjoignant à ses fidèles de se débrouiller sans maître. Sa tombe devint alors le seul lien entre la communauté et leur tsadik.

« On les appelle parfois les “hassidiques morts”, car leur guide spirituel n’est plus de ce monde. Cette absence, mêlée au très grand charisme de Nahman de Bratslav, peut expliquer que ce soit développé une espèce de culte de la personnalité autour de lui », analyse Jean Baumgarten. Qui ajoute : « Il y a aussi eu une importante littérature autour de Nahman de Bratslav sous l’impulsion, notamment, de son scribe, Rabbi Nathan. C’est l’une des raisons de sa popularité. »

Plus il est difficile de se rendre à Ouman, plus cela veut dire qu’il faut y aller !

En outre, dans la mystique juive, la tombe d’un maître spirituel est souvent perçue comme un véritable outil de communication avec lui. Au XVIᵉ siècle, par exemple, de nombreux juifs effectuaient des pèlerinages à Safed, dans le nord d’Israël, sur les tombes des premiers rabbins à l’origine du Talmud. « Les mystiques de l’époque se rendaient près des tombes et entraient en conversation avec les grands maîtres du Talmud. Poser la main sur la tombe était également considéré comme un moyen de protection contre le mal, un peu comme une amulette. Les hassidiques se sont inspirés de ces pratiques », décrypte Jean Baumgarten.

Probablement au fait de ces traditions, Nahman de Bratslav a expressément demandé à ses adeptes de venir se recueillir chaque année sur sa tombe. « A Roch Hachana, pour quiconque se recueille sur ma tombe d’un repentir sincère, qu’importe la gravité de ses fautes, je m’étirerai de long en large pour le relever de sa déchéance, dussé-je l’arracher à la géhenne par ses papillotes », aurait-il exhorté avant sa mort.

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Ainsi pour les plus dévots des fidèles de Nahman de Bratslav, aucune difficulté n’est de taille face à la joie de converser une fois par an avec leur maître. Aucune guerre ni aucune pandémie ne les arrêtent.

« L’enseignement de Nahman est précisément basé sur les difficultés de la vie et les moyens de les surmonter. En quelque sorte, pour ceux qui veulent le vivre pleinement, plus il est difficile de se rendre à Ouman, plus cela veut dire qu’il faut y aller ! », résume le rabbin Mendel Samama. Et de poursuivre : « Je ne partage pas nécessairement leurs idées ni leur pratique. Mais il faut leur reconnaître un certain courage. Ils vont au bout de leurs idées sans être pour autant des intégristes. Ils agissent avec respect, sans violence, sans rejeter le monde extérieur. »

  • Comment se déroule le pèlerinage ?

Cité minière tombée en désuétude après la chute de l’URSS, Ouman reprend souffle avec vigueur pendant la durée du pèlerinage. Partout (et surtout près de la tombe de Nahman) on peut croiser des fidèles qui dansent, chantent, psalmodient, se livrent à des prières extatiques. L’œil inaverti peut y voir « une fête qui tient de la rave, du Burning Man comme du Kumbh Mela (pèlerinage hindou) ; un Lourdes juif pour la rédemption des éclopés de l’âme », comme le décrivait un journaliste du magazine Néon, qui s’y est rendu en 2019.

Nahman de Bratslav évoque explicitement le manque d’argent ou la guerre comme des obstacles au pèlerinage

Sous les bruits des pétards et des feux d’artifice (interdits cette année, tout comme l’alcool), des échoppes ouvrent dans toute la ville pour l’occasion, et particulièrement près du mausolée du maître, vendant des spécialités culinaires de toute la diaspora, mais aussi des livres de prière, des amulettes ou des tee-shirts à l’effigie de Nahman de Bratslav ou arborant ses citations. Depuis les Etats-Unis, Israël ou l’Europe, des agences de voyages gèrent le logement et le transport, voire les visites guidées. « Ouman, c’est tout un business », résume Jean Baumgarten.

Même si certaines tensions existent avec les habitants de la région, notamment au sujet d’un marché immobilier largement impacté par les constructions d’hôtels et des (immenses) synagogues dans la ville, ce « business » profite aussi à l’économie locale, ce qui peut expliquer pourquoi l’Ukraine n’a pas empêché la venue des pèlerins, à défaut de pouvoir garantir pleinement leur sécurité. Accusée à hue et à dia de nazisme par la Russie, Kiev a également mobilisé des troupes et des interprètes pour s’assurer que le séjour se passe sans encombre.

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Habituellement, l’émulation n’attire pas que des adeptes du tsadik. « Ouman est un peu victime de son succès. Les gens qui y vont aujourd’hui ne sont pas forcément des disciples de Rabbi Nahman. Ce sont des gens qui le respectent, qui espèrent avoir une bénédiction, qui aussi éprouvent une grande joie de participer à une cérémonie juive de cette ampleur », assurait, en 2020, le rabbin Haïm Nisenbaum sur radio J, s’inquiétant alors que l’engouement pousse les pèlerins à prendre des risques pour leur santé, en pleine pandémie.

Cette année encore, les pèlerins ont pris des risques. Venus par la Pologne, la Moldavie ou la Roumanie, ils ont dû enchaîner les navettes en taxis ou en bus, restant parfois bloqués pendant des jours, pour enfin arriver sur place. Dans ses écrits, Nahman de Bratslav évoque explicitement « le manque d’argent ou la guerre » comme « des obstacles » au pèlerinage. Mais un « obstacle » n’est pas une limite insurmontable.

« Ceux qui sont là cette année sont surtout des hassidim Breslev aguerris, habitués à faire le pèlerinage. Les gens qui ne sont jamais venus à Ouman en ont été découragés à cause de la situation sécuritaire », explique Aaron Chetrit, dirigeant de l’association Ayeh, qui organise des voyages à Ouman, interrogé par i24 News.

La région, pour l’heure, a été épargnée par la guerre et le pèlerinage a pu se dérouler sans encombre, dans une ambiance plutôt « joyeuse », selon divers témoignages. Seuls le couvre-feu (23 heures-5 heures) et quelques alarmes, à l’instar de toutes les villes du pays, ont rappelé aux pèlerins la réalité de la guerre, comme pour donner corps aux enseignements du rabbin de Bratslav sur la difficulté de lutter en permanence pour la joie.

« Heureusement, nous avons été épargnés par la guerre »

Nachmya Schwartz a 55 ans et, depuis vingt-trois ans, il effectue chaque année le pèlerinage à Oumane, dans le centre de l’Ukraine, depuis New York, où il habite et officie en tant que rabbin. Bloqué depuis plusieurs heures à la frontière polonaise sur le chemin du retour, il a accepté de répondre à nos questions.

Comment s’est déroulé votre voyage jusqu’à Oumane ?

Nous avons d’abord fait le voyage en avion, jusqu’en Pologne. Puis nous avons parcouru une longue route dans une petite fourgonnette. Nous avons peut-être roulé quinze ou seize heures depuis la frontière avant d’arriver à Oumane. Le voyage fut long mais agréable ! On a prié, chanté… Nous étions contents d’être ensemble et, heureusement, nous avons été épargnés par la guerre. La seule chose qui nous a marqués, c’est qu’énormément de magasins étaient fermés dans les villes ukrainiennes que nous avons traversées.

Pourquoi était-il si important pour vous d’aller à Oumane, malgré la guerre ?

La religion tient une place centrale dans notre vie et tout ce qui peut renforcer notre foi est important pour nous. Pour notre communauté, le pèlerinage est indissociable de notre foi, et ce depuis plus de deux cents ans ! Nous ne venons pas en vacances. Même si nous n’avons pas beaucoup d’argent, que nous avons beaucoup de choses à faire, il est important pour nous d’aller à Oumane durant Roch Hachana.

Rabbi Nahman est notre rabbin. Il est à l’origine de beaucoup d’enseignements, de textes, qui ont aidé de nombreuses personnes, et qui m’ont beaucoup aidé personnellement. Nous le considérons comme un intermédiaire entre les fidèles et Dieu. Se rendre sur sa tombe, particulièrement lors de Roch Hachana, est une manière de rester connecté à lui, de respecter ses enseignements et de lui adresser nos prières. Cela nous permet aussi de recevoir son aide, pour comprendre les textes sacrés ou face à n’importe quel problème que l’on peut rencontrer dans notre vie.

Comment vous sentez-vous après ces quelques jours passés en Ukraine ?

Je suis en bonne santé, Dieu merci. Et je me sens aussi très en forme spirituellement. C’est difficile de l’expliquer avec des mots. Mais les milliers, voire les dizaines de milliers de personnes qui étaient à Oumane ont vécu une expérience d’un très haut niveau spirituel. Nous étions connectés à Dieu, à la Torah, et à notre saint tsadik.

A Oumane, avez-vous ressenti les effets de la guerre ?

C’est une terrible guerre, les gens meurent, les bâtiments explosent… C’est une énorme tragédie pour l’Ukraine, et toutes nos pensées vont au peuple ukrainien. Mais, pour notre part, nous n’avons à peu près rien vu de la guerre, à part les alarmes, le couvre-feu et la longueur du voyage. Oumane n’est pas en zone de guerre. Mais il est vrai que la nuit, il n’y avait personne dans les rues, contrairement aux autres années. Il y avait également plus de soldats et de policiers.

Nous avons énormément de gratitude envers le peuple ukrainien, l’Etat et la ville, qui ont été très chaleureux envers nous. Je connais les Ukrainiens depuis des années. Ils sont ouverts d’esprit, ouverts de cœur. Ils nous ont accueillis, nous ont guidés… Alors même qu’ils vivent une guerre terrible.

Y retournerez-vous l’année prochaine ?

Oui, bien sûr, pourquoi ne le ferais-je pas ? Je n’annulerai que si cela devenait dangereux pour ma vie, ce qui n’était, à mes yeux, pas le cas cette année, ni les années précédentes.

 

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