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TEXTE

pages 229-242

 

Dans l’image dominante qu’en donne la tradition occidentale, la femme est représentée comme un sujet incarnant ces qualités que sont le soin [2][2]Ou la sollicitude (le care anglais) (ndlr)., l’amour de l’autre, le dévouement et le don. Une image apparemment positive et féconde, surtout si on l’appréhende d’un point de vue critique vis-à-vis des dérives individualistes et utilitaristes de la modernité. En tant que sujet essentiellement relationnel et donateur, la femme paraît personnifier cette fonction de lien et de cohésion qui ferait défaut aux démocraties modernes, marquées pourrait-on dire dans une optique tocquevillienne par les pathologies[3][3]Sur le concept de « pathologie », cf. Axel Honneth [1996]. de l’égoïsme et de l’indifférence, de l’atomisme et du déracinement.

2Mais les choses ne sont pas si simples. D’une part, l’identification de la femme à cette image de donatrice a en effet engendré des processus d’exclusion des femmes et de mutilation de leur identité d’autant plus efficaces et insidieux qu’ils se sont dissimulés sous les prétentions d’égalité et de liberté de la modernité ; d’autre part, elle a indiscutablement contribué à attribuer à l’idée même de don un sens essentiellement altruiste et sacrificiel qui finit par lui ôter toute potentialité critique au regard des pathologies de la modernité [Pulcini, 2001].

3Le recouvrement de cette image exige donc un travail critique de déconstruction afin de dévoiler les apories et les ambiguïtés de la pensée occidentale et moderne.

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5Le premier problème vient de ce que cette identification s’est imposée à travers les siècles avec la force contraignante d’une donnée « naturelle ». Elle a trouvé sa principale source de légitimation dans la fonction « maternelle », reconnue en général comme l’origine même de la vocation « relationnelle » de la femme, poussée justement par sa nature à prendre soin de l’autre.

6On peut en trouver une sorte de synthèse dans la grande fresque du monde matriarcal de Johan J. Bachofen. Le féminin, en tant que figure conjugale et maternelle représentée par la « gynécocratie démétrique », y symbolise le stade de développement de la civilisation que J. J. Bachofen [1988, p. 15] n’hésite pas à appeler la « poésie de l’histoire », c’est-à-dire une époque de justice et de paix, de fraternité et d’égalité, où chacun est uni par une sympàtheia réciproque au nom du principe maternel qui rassemble harmonieusement toutes choses. La femme-mère incarne le « principe divin d’amour et de paix » qui domine au stade matriarcal de la civilisation dès lors que, grâce à sa fonction maternelle, elle apprend à développer les sentiments de dévouement et de sollicitude, de générosité et de pietas qu’elle projette sur le monde entier.

7La philosophie est la première à accréditer une telle représentation, et elle le fait dès ses origines. Aristote affirme dans l’Éthique à Nicomaque (livre VIII, 1159a) que la particularité affective de la femme consiste plus « dans le fait d’aimer que dans celui d’être aimée ». Les mères « aiment consciemment » leurs enfants, « même si elles ne cherchent pas à être aimées en retour » ; « elles les aiment même s’ils l’ignorent et ne lui rendent rien de ce qui est dû à la mère ». L’amour maternel devient ainsi l’archétype de l’amour généreux et désintéressé, l’expression par excellence de cet être pour l’autre auquel le sujet féminin a été identifié par la culture occidentale, et ce jusqu’à nos jours. Tant la philosophie ou la littérature que l’iconographie concourent au fil des siècles à renforcer cette image en lui conférant le caractère inévitable et contraignant de la physis, d’une attitude fondée sur la nature qui prend la force d’un destin.

8Par conséquent, l’amour généreux et désintéressé revêt pour les femmes le caractère coercitif d’une loi naturelle qui les lie à des fonctions précises, nécessaires au bon ordre de la polis – comme Aristote le précise clairement dans la Politique. Le respect, de la part des deux sexes, de leurs fonctions naturelles respectives est en effet le fondement même de la cité. Et c’est ainsi qu’émerge, derrière l’ennoblissement de l’amour maternel, la dépréciation aristotélicienne effective du sexe féminin.

9L’infériorité naturelle des femmes, soutenue sur le plan physiologique et métaphysique par la distinction entre une « forme » masculine active et une « matière passive et féminine [4][4]Même chez J. J. Bachofen, l’époque matriarcale, liée à la… », est à l’origine de leur exclusion de la polis, en tant que sphère de la liberté, et de leur enfermement dans la sphère de la nécessité, de l’oikòs, où elles remplissent leur fonction reproductrice et maternelle. La différence entre les sexes se traduit par une évidente inégalité, par une hiérarchie entre ceux qui commandent puisqu’ils sont dotés de facultés intellectuelles et rationnelles (les hommes libres) et ceux qui sont commandés parce qu’ils sont liés aux domaines inférieurs de l’affectivité, du corps, de la nécessité (et parmi eux, justement, les femmes) (Politique, 1254b, 5-15). Seuls les premiers, en mesure de poursuivre rationnellement le telos de l’eudaimonia, sont faits pour vivre dans la polis, la forme suprême de communauté qui peut assurer une vie heureuse (1252b, 30), alors que les femmes en restent exclues parce qu’elles sont privées de facultés rationnelles et de vertus morales (1260a, 5-20).

10Confinées dans le rôle passif et amorphe de « mère matière », nécessaire à la reproduction biologique et affective de l’homme et du citoyen [Campese, Manuli et Sissa, 1983], les femmes sont vouées à l’obéissance dans la sphère domestique et à l’exclusion de la sphère publique. L’opposition masculin/féminin trouve une correspondance parfaite dans les oppositions raison/affectivité, public/privé, où le second terme est l’objet d’une dépréciation et la marque d’une domination. La pensée féministe a bien montré comment cette opposition traverse l’histoire de l’Occident comme une sorte de postulat fixe et indiscutable. Celle-ci non seulement assure la reproduction du pouvoir masculin et patriarcal au fil des transformations que subissent les formes sociales, politiques et culturelles [5][5]Cf. J. B. Elshtain [1981], Susan Moller Okin [1979] et Diana…, mais se voit également réaffirmée avec force dans la modernité, même si elle y revêt une forme profondément ambiguë tant les prémisses anthropologiques et politiques modernes contrastent radicalement avec celles du modèle aristotélicien.

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12Les principes fondamentaux de la modernité, sanctionnés par le libéralisme de Hobbes, Locke et Rousseau – c’est-à-dire la reconnaissance des droits naturels et universels de liberté et d’égalité, ainsi que la reconnaissance de la valeur de l’individu doué d’une souveraineté inédite et indiscutable – modifient profondément la conception de la femme et du rapport entre les sexes.

13En effet, les deux postulats aristotéliciens de subordination et de dépréciation disparaissent. C’est surtout à partir de Locke, qui rompt le premier avec la structure de domination patriarcale, que les femmes accèdent à la dignité de sujets puisqu’elles ont en principe les mêmes droits que les hommes. En outre, au nom de leur capacité à prendre soin d’autrui, elles sont pleinement reconnues en tant que protagonistes actives de la sphère privée, laquelle n’est plus réduite au simple domaine de la nécessité et s’enrichit de fonctions et de contenus nouveaux.

14Toutefois, en raison de leur caractère contradictoire et ambigu, ces deux principes ne s’incarnent que partiellement dans la réalité. En dépit de prémisses libérales en matière d’égalité universelle et de la fondation contractualiste et consensuelle de la société civile, Locke reconnaît l’existence naturelle et légitime d’un « pouvoir paternel » et « conjugal » (Two Treatises on Government). Même en le privant du caractère absolu que le patriarcat à la Filmer lui attribuait pour en faire le fondement du pouvoir politique, il y voit une sorte d’autorité tutélaire liée en premier lieu à la fonction du mari-père dans la transmission de la propriété, comprise comme un droit naturel. Cette autorité ne revêt pas un caractère coercitif, puisqu’elle implique le consentement de la femme (§ 74 et 78), elle-même dotée de droits (à la propriété et à la vie) et de pouvoir (sur les enfants, au nom de sa participation à la reproduction – § 52). Mais elle trouve tout de même une légitimation dans la soi-disant faiblesse naturelle et biologique de la femme [6][6]Voir le § 82 : « […] il est nécessaire […] que le droit de…, en raison de laquelle celle-ci accepterait d’être subordonnée à l’homme dans la sphère privée et d’être exclue du contrat qui fonde la société civile et politique.

15Carole Pateman [1988] a parlé à ce propos d’un « contrat sexuel », dissimulé derrière le contrat social dont les hommes sont les seuls protagonistes. Ce qui revient à dire que la libre association entre les hommes dans la sphère publique cache la persistance de la hiérarchie entre les sexes dans la sphère privée. Il ne s’agirait donc plus d’une coercition explicite et d’une exclusion claire des femmes de la politique – comme dans le modèle aristotélicien –, mais d’une nouvelle forme de subordination exercée au sein de la relation conjugale, de la sexualité, des liens familiaux, et cela en dépit des prémisses de liberté et d’égalité.

16En d’autres termes, dans la modernité, le patriarcat « paternel » se transforme en ce que Carole Pateman appelle le patriarcat « fraternel », puisque les hommes, égaux entre eux et autonomes dans leurs choix publics, exercent cette fois un pouvoir dans la sphère privée non plus en tant que pères, mais en tant qu’hommes tout court [ibid., p. 22]. On peut rappeler à ce propos [7][7]Ce que fait C. Pateman elle-même [ibid., p. 103 sq.]. l’image mythique proposée par Freud dans Totem et tabou, et y voir une métaphore éloquente de la persistance cachée de la domination dans les sociétés libérales et démocratiques. Le pacte entre les frères après le meurtre du père tyrannique (celui qui s’était attribué le monopole des femmes du clan), qui, avec l’apparition du sentiment de culpabilité, se fonde sur les deux tabous œdipiens fondamentaux de l’interdit du meurtre et de l’inceste, instaure une société paritaire et démocratique. Mais ce pacte exclut les femmes, lesquelles restent un pur objet de désir et d’échange.

17La révolution libérale et démocratique se fonderait donc sur une sorte de refoulement de ces invisible social constraints [Benhabib et Cornell, 1987, p. 11], contredisant ses prémisses mêmes d’égalité et de liberté. La naturalité apparente en vertu de laquelle les oppositions public/privé, masculin/féminin sont légitimées est seulement la confirmation d’une forme plus raffinée et ambiguë de subordination et d’exclusion du féminin ; ou, en d’autres termes, d’une forme plus raffinée et camouflée de domination et d’inégalité. Dans la sphère publique sont à l’œuvre des rapports rationnels et purement consensuels entre individus (mâles) égaux, libres et dotés de droits ; la sphère privée se règle quant à elle à la fois sur le consentement et sur des lois « naturelles » : à la fois sur une égalité et sur une sujétion des femmes.

18La femme, toutefois, bénéficie d’une nouvelle dignité de sujet et devient la protagoniste principale de la sphère privée, laquelle ne fait plus l’objet d’une dévaluation – comme chez Aristote – mais au contraire d’une valorisation inédite, corrélative des transformations de la structure familiale, de ses buts et de ses fonctions. En effet, la famille conserve ses fonctions traditionnelles de procréation et de reproduction, mais elle n’est plus, comme dans la polis ancienne, le domaine obscur et inférieur de la nécessité, du corps et des besoins matériels. Elle se configure cette fois comme le lieu où règne la loi naturelle de l’affectivité et de la sollicitude, de la tendresse et de la complicité, comme Locke le dit clairement : « La société conjugale a été formée, par un accord volontaire, entre l’homme et la femme ; et bien qu’elle consiste particulièrement dans le droit que l’un a sur le corps de l’autre, par rapport à la fin principale et la plus nécessaire, qui est de procréer des enfants, elle ne laisse pas d’emporter avec soi et d’exiger une complaisance et une aide mutuelles, et une communauté d’intérêts nécessaire, non seulement pour engager les mariés à se secourir et à s’aimer l’un l’autre, mais aussi pour les porter à prendre soin de leurs enfants » (Two Treatises on Government, § 78 ; et aussi § 63 et 67).

19Ainsi apparaît, avec Locke, cette valorisation du privé dans laquelle on peut reconnaître, comme Hannah Arendt l’a bien souligné, une des caractéristiques de la modernité : « Dans la pensée antique, tout tenait dans le caractère privatif du privé (privacy), comme l’indique le mot lui-même ; cela signifiait que l’on était littéralement privé de quelque chose, à savoir des facultés les plus hautes et les plus humaines […]. Quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé » [Arendt, 1983, p. 77].

20La sphère privée n’est donc plus seulement le lieu de la reproduction de la vie et de la satisfaction des besoins, c’est aussi la sphère où règnent les sentiments, l’amour et la sollicitude. Alors que, chez Locke, ce changement se présente sous des formes encore embryonnaires, il trouve une pleine explicitation dans la réflexion de Rousseau, qui témoigne de manière exemplaire de la transformation moderne de la famille en une sphère de sentiments. En effet, Rousseau se fait à la fois l’interprète et le promoteur du changement social – très bien étudié par les historiens des mentalités [voir notamment Ariès, 1960] – qui est à l’origine du modèle de la famille nucléaire et sentimentale qui domine encore aujourd’hui. La sphère intime et familiale ne devient pas seulement un lieu d’affectivité en vertu de ce droit au bonheur qui sanctionne la nouvelle valeur de la souveraineté de l’individu à partir du xviiie siècle. Elle devient par excellence le lieu de l’affectivité, servant ainsi de contrepoids nécessaire à la logique de l’impersonnalité et de la rationalité qui règle les échanges économiques et les relations publiques dans la société mercantile et bourgeoise en train de s’affirmer. La diffusion du « mariage d’amour » que les deux partenaires peuvent contracter librement comme la reconnaissance de l’« amour maternel » en tant que valeur sociale contribuent à produire et à renforcer ce passage.

21La femme, en exerçant son rôle à la fois conjugal et maternel, devient la protagoniste de ce monde intime des affects qui rend possible une nouvelle configuration du rapport entre public et privé. Personne n’a contribué autant que Rousseau à la construction de l’image de la femme en tant que femme et mère, gardienne souveraine des sentiments, veillant sur le bonheur de l’autre et prenant soin de lui : « Y a-t-il au monde, se demande-t-il dans la Lettre à d’Alembert, un spectacle aussi touchant, aussi respectable que celui d’une mère de famille entourée de ses enfants, réglant les travaux de ses domestiques, procurant à son mari une vie heureuse, et gouvernant sagement la maison ? » [Rousseau, 1967, p. 175].

22Les qualités relationnelles de la subjectivité féminine se voient ainsi valorisées au point de sembler donner à la femme une sorte de pouvoir, que l’on pourrait à juste titre qualifier de pouvoir de l’amour, de pouvoir de la relation. En d’autres termes, il s’agit d’un pouvoir qui l’institue tutrice sublime et incontestée de la vie quotidienne et des besoins affectifs de sa famille, visant à la régénération des énergies physiques et psychiques de l’autre (mari, enfants) et à la gestion savante des désirs et des attentes de chacun. « Pourrais-je oublier cette précieuse moitié de la République, écrit Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, qui fait le bonheur de l’autre, et dont la douceur et la sagesse y maintiennent la paix et les bonnes mœurs ? Aimables et vertueuses citoyennes, le sort de votre sexe sera toujours de gouverner le nôtre. Heureux ! Quand votre chaste pouvoir exercé seulement dans l’union conjugale ne se fait sentir que pour la gloire de l’État et le bonheur public. […] Soyez donc toujours ce que vous êtes, les chastes gardiennes des mœurs et les doux liens de la paix, et continuez de faire valoir, en toute occasion, les droits du cœur et de la nature au profit du devoir et de la vertu » [Rousseau, 1959-1969, vol. III, p. 120]. Cette logique d’amour et de pouvoir, brièvement rappelée ici, devient le fondement même sur lequel est construite l’image de Julie dans La Nouvelle Héloïse, figure exemplaire de la réflexion de Rousseau et de la nouvelle dignité de sujet qu’à partir de lui la pensée moderne attribuera à la femme [Pulcini, 1998]. Les qualités donatrices de Julie, sur lesquelles elle fonde sa souveraineté dans la petite société de Clarens, jouent un rôle précieux et irremplaçable à la fois dans la cohésion de la communauté et dans le bonheur des individus dont elle prend soin.

23Mais cette valorisation du sujet féminin s’appuie sur un ensemble de prémisses qui en confirment et en renforcent la subordination et l’exclusion, puisqu’elles contraignent les femmes, avec la force ineffable d’une loi naturelle, à s’en tenir à un rôle conjugal et maternel. Si la femme s’y soustrait, elle trahit sa propre nature, met en danger son propre bonheur et celui des autres, bouleverse un ordre social qui se fonde sur la « différence des sexes » et sur la complémentarité de leurs fonctions. Pour les femmes, se réaliser, c’est intérioriser la loi naturelle et agir selon ses préceptes.

24De la description minutieuse de la nature particulière des femmes qu’il développe dans l’Émile à partir de Sophie (notamment dans le livre V), Rousseau déduit en premier lieu la légitimité de la dépendance de la femme à l’égard de l’homme dans la sphère privée. Puisqu’elle est née « pour plaire à l’homme » [1959-1969, vol. IV, p. 693], pour l’aimer, le soigner, l’honorer et en élever tendrement les enfants, son éducation devra être « relative aux hommes » [ibid., p. 703]. Elle devra donc développer ses aptitudes naturelles, qui la rendront douce et modeste, toute prête à se soumettre à l’opinion de l’homme, soignée de sa personne et pourvue d’esprit pas plus qu’il n’est nécessaire pour être une partenaire digne et prévenante, et surtout sensible au jugement de cet autre auquel elle est destinée à obéir [ibid., p. 700 sq.]. Par ailleurs, la femme est vouée, surtout en tant que mère, à demeurer exclusivement dans l’espace intime de la famille et de la sphère privée : « […] la véritable mère de famille, loin d’être une femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître » [ibid., p. 737].

25Il revient à l’homme d’agir dans le monde, de s’exposer à l’engagement public et civil, et de recevoir une éducation qui le forme en tant que citoyen et acteur politique, alors que les femmes restent exclues de la sphère publique. Ou, plus exactement, elles y participent d’une manière accessoire et indirecte, dans la mesure où elles s’occupent du bien-être affectif et psychique de l’homme-citoyen et en assurent la formation morale. En garantissant un domaine d’humanité et d’affectivité dans la sphère familiale, elles satisfont les exigences de l’homme sans que celles-ci interfèrent avec les actions publiques et rationnelles du citoyen. La sphère privée, gouvernée par les femmes, permet de reconnaître la légitimité de la vie émotive sans que celle-ci trouble la vie publique.

26Rousseau se fait donc l’interprète et le promoteur du clivage libéral et bourgeois entre le besoin impératif d’affectivité d’une part, et l’exigence de rationalité et d’impersonnalité d’autre part : un clivage qui se reflète dans une forme particulière d’opposition public/privé, puisque le privé est plus que jamais valorisé mais, dans le même temps, radicalement séparé de la sphère publique et civile, dont il devient pour ainsi dire l’agence psychologique et morale. Ainsi la femme rend-elle possible ce qui a été défini comme le « mythe » libéral et bourgeois de l’individu rationnel et autosuffisant, du disengaged-Self, dégagé des liens émotifs et communautaires [8][8]S. Benhabib et D. Cornell [1987]. Sur le disengaged-Self, voir….

27Mais il y a aussi une forme d’exclusion qui, à mon avis, n’a pas fait l’objet de réflexions approfondies et qui touche à la nature même de la qualité donatrice du sujet féminin.

28J’ai rappelé que l’identification des femmes aux rôles d’épouse et de mère donne à celles-ci le pouvoir de l’amour, en faisant d’elles les dépositaires par excellence de la fonction affective et relationnelle, même si cela implique l’exclusion de la sphère publique et la dépendance dans la sphère privée. Cette identification, toutefois, finit par associer les femmes à une forme particulière d’amour, à savoir l’amour conjugal et maternel, expression du nouveau code affectif qui marque l’origine de la modernité et que j’ai proposé d’appeler le code du sentiment[9][9]Charles Taylor parle de la naissance, dans la modernité, d’une….

29Il s’agit d’un code affectif, réglé sur le nouveau modèle de la famille et en principe respectueux des droits individuels (surtout du droit au bonheur), qui naît et se répand à partir du xviiie siècle en se posant pour ainsi dire à égale distance de la froideur de la raison et des excès de la passion. Il répond à la double nécessité de satisfaire le besoin d’affectivité des individus sans tomber dans les excès et la force destructrice des passions, qui mettraient en danger la nouvelle articulation famille-société, public-privé. L’amour maternel s’ordonne comme un amour oblatif, voué au soin de l’autre et au dévouement absolu. L’amour conjugal quant à lui se dessine sous la forme d’un sentiment modéré et durable, fondé sur l’alliance et la solidarité, à l’abri des caprices des désirs et de la fusion de la passion.

30On pourrait parler à juste titre, comme je l’ai déjà suggéré, d’une réactivation de l’agapè en opposition à l’éros [Pulcini, 1989]. Mais ce qui importe ici, c’est que les femmes, représentantes par excellence de ce nouveau code affectif, finissent par se voir interdire le droit à l’éros et au pathos. À tel point qu’à partir du xviiie siècle, toute tentative transgressive de réappropriation de ce droit aboutit à la condamnation sociale et à la réprobation morale, comme le confirme la triste galerie de portraits qui, de l’adultère à l’hystérique, illustre symboliquement la « normalisation » du féminin et le malaise qui en découle entre le xviiie et le xixe siècle.

31On pourrait dire alors que l’amour, le pouvoir de l’amour, devient l’écran d’une forme plus subtile d’exclusion et d’inégalité. Privées non plus seulement du lògos et de la possibilité d’agir librement et rationnellement dans le théâtre du monde, mais aussi de l’éros et de la passion, les femmes sont confinées dans une identité édulcorée qui a effacé les vérités troublantes mais vitales de la passion. Tout ce qui est intrinsèquement lié à la passion et nécessaire à la construction d’une identité non mutilée – le conflit, l’ambivalence, le désordre, le négatif – leur est interdit.

32En somme, l’identification des femmes à des qualités relationnelles impose à celles-ci de renoncer à une existence pleinement autonome et authentique. Le don de soi et le soin de l’autre se configurent comme un pur altruisme et une pure oblativité, fondés sur l’action conjuguée de la nature et des formes exclusivement positives de l’affectivité. Ils deviennent des attributs constitutifs d’un sujet qui se réalise lui-même exclusivement dans l’être pour l’autre et qui renonce, pour protéger et alimenter le lien, à des dimensions vitales de l’existence. Rousseau lui-même paraît en être conscient malgré lui dans les dernières pages de La Nouvelle Héloïse, dont il ressort que le parcours de Julie – qui choisit de ne pas épouser l’homme qu’elle aime et de renoncer à la passion pour préserver les liens communautaires et le bonheur de tous – est fondé sur le sacrifice de ses désirs les plus authentiques [10][10]Sur le thème de l’« authenticité », cf. E. Pulcini [2001,….

33Le don des femmes se présente donc comme un acte essentiellement sacrificiel, qui implique une certaine mutilation de leur identité.

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35Dès lors, comment se confronter à cet héritage, en en assumant le potentiel critique envers les paradigmes hégémoniques de la modernité, tout en le libérant de ses implications sacrificielles ?

36Des représentantes du féminisme contemporain ont proposé de revaloriser certaines qualités relationnelles des femmes dans le but de forger, comme je le rappelais au début, un modèle de subjectivité « autre » que le modèle cartésien et libéral du sujet moderne. Le mérite de ces réflexions, de Luce Irigaray à Carol Gilligan, de Sheila Benhabib à Adriana Cavarero, est d’avoir dénoncé les prétentions à la neutralité de ce modèle au fond essentiellement masculin et patriarcal. Qui plus est, ce dernier est responsable des pathologies des sociétés libérales et démocratiques, puisqu’il est à l’origine, comme j’y faisais allusion au début de ce texte, des dérives individualistes et atomistes, de l’affaiblissement du lien social et du déficit de solidarité qui le traverse.

37Remettre en question le sujet féminin devient alors le point de départ d’une critique radicale du « soi désengagé » d’origine cartésienne, enfermé dans son illusion d’autonomie, et du modèle libéral de l’Homo œconomicus, poussé par des motivations essentiellement égoïstes et visant uniquement à la réalisation rationnelle de ses propres intérêts. Au caractère abstrait, détaché et instrumental du sujet « logocentrique » de la modernité, il s’agit d’opposer l’idée d’une subjectivité attentive à la concrétitude de l’autre et à la contextualité des situations [Benhabib et Cornell, 1987], sensible à l’unicité et à l’originalité de chaque histoire et de chaque existence [Cavarero, 1997], orientée vers le souci de l’autre et la responsabilité [Gilligan, 1982]. En partant de données empiriques et psychologiques sur les capacités relationnelles des femmes, Carol Gilligan a été jusqu’à construire un paradigme éthique différent : une « éthique du soin » (ethics of care) qui prenne en considération les cas concrets, le réseau d’affections et de liens dans lesquels chaque individu (homme ou femme) est toujours inévitablement inséré, contrairement à l’« éthique des droits » abstraitement inspirée par des principes de justice.

38Mais il me semble que cette proposition contient des aspects problématiques qui affaiblissent l’idée même de cette sollicitude à l’égard de l’autre, puisqu’il devient impossible de la libérer complètement des prémisses naturalistes et sacrificielles sur lesquelles la pensée moderne a fondé l’idée d’un sujet féminin « différent ». En premier lieu, même si C. Gilligan insiste sur la nécessité de reconnaître le moment de l’autonomie et de la liberté de choix, elle admet d’entrée, et sur une base empirique, la tendance « naturelle » des femmes à la connexion et à la relation. En deuxième lieu, prendre soin de l’autre apparaît comme une attitude essentiellement positive, qui se compromet inévitablement avec les valeurs traditionnelles et « maternelles » de l’altruisme et du dévouement. En troisième lieu, dans la mesure où le besoin et la faiblesse de l’« autre » sont constamment soulignés, prendre soin de l’autre apparaît comme un geste complètement unilatéral. Enfin, nous courons le risque d’un simple renversement de valeur, de la simple conversion en positif de tout ce qui, jusqu’à présent, a constitué un alibi pour exclure et subordonner les femmes (la sollicitude, l’amour, l’empathie).
Par conséquent, je propose d’intégrer cette perspective à certains aspects qu’il est possible de déduire du paradigme du don, dans sa récente réinterprétation « maussienne [11][11]Cf. Alain Caillé [2000] et Jacques T. Godbout (en collaboration… ». Le paradigme du don nous permet en effet de rapporter cette inclination à porter attention à l’autre et à en prendre soin non pas à des qualités naturelles présumées ou à des prémisses de type essentialiste, mais plutôt à la prise de conscience par les sujets de leur propre insuffisance, de leur dépendance et de leur vulnérabilité. « Pourquoi donne-t-on ? demande Jacques Godbout [2002, p. 51]. Pour se relier, pour rompre la solitude et faire partie de la chaîne à nouveau, pour se brancher sur la vie, pour faire circuler les choses dans un système vivant, sentir qu’on fait partie de quelque chose de plus vaste – et notamment de l’humanité chaque fois qu’on fait un don à un inconnu, à un étranger vivant à l’autre bout de la planète, qu’on ne verra jamais. »
Celui qui donne rompt l’illusion cartésienne de son autosuffisance et reconnaît son état de manque constitutif. Il reconnaît, pour reprendre une expression très juste de Martha Nussbaum [2001], son « état de besoin » (neediness) en se considérant lui-même comme le maillon d’une chaîne infinie d’appartenances et de liens qui commence dès sa naissance. En d’autres termes, conscient d’avoir été l’objet d’un don, le sujet qui donne est exposé en permanence à l’altérité puisqu’il garde ce que j’ai appelé la mémoire de l’origine et de sa nature filiale, « créaturale ».
En puisant librement dans le lexique de Georges Bataille, j’ai essayé de développer l’idée – à laquelle je ne peux ici que faire allusion – d’un sujet contaminé : d’un sujet ouvert – en ce qu’il est conscient du manque qui le traverse constitutivement – à la « contagion » d’un autre que lui, qui empêche toute recomposition autarcique. On donne parce qu’on se sent en dette envers l’autre, dans la mesure où il représente la part manquante, le symbolon de sa propre insuffisance. Le don en tant que dette est en effet ce qui interrompt le « projet immunitaire » de la modernité et de l’individualisme moderne, en ramenant les hommes à l’obligation qui les lie les uns aux autres, en les écartant de leur subjectivité et en les exposant à la contagion de la relation [Esposito, 1998, p. xxvi]. Or on peut légitimement concevoir que les femmes, non pas en vertu de leur constitution biologique mais au nom d’un héritage symbolique millénaire, puissent avoir un accès privilégié à cette logique de contamination et d’« exposition » à l’autre.
Mais l’idée de contamination devrait conjurer non seulement le risque, de nature spéculaire, qui consiste à poser le sujet en termes atomistes, mais aussi celui qui conduit à proposer de nouveau une représentation de la subjectivité comme essentiellement oblative et altruiste. Le sujet contaminé s’ouvre à l’autre non pas par dévouement « maternel » ou au nom d’une tendance « naturelle » à la connexion, mais parce qu’il est conscient de sa propre insuffisance – de sa propre « blessure », dirait Georges Bataille –, qui le pousse à investir l’autre de son propre désir, à le reconnaître comme une partie constitutive de sa propre vie et de son identité ; et cela sans tomber dans une logique instrumentale et d’appropriation ou dans une logique purement oblative.
C’est ainsi la figure même de l’autre qui change, car l’autre n’est plus perçu comme l’objet passif de soins et de générosité, mais comme un autre sujet, capable de mobiliser le pathos du moi, son désir « érotique » au sens platonicien d’un désir de se réunir, d’appartenir, de se lier. Pour un sujet exposé en permanence à la contamination, le manque se transforme en ce que j’ai appelé la passion pour l’autre, dans laquelle se réalise une alliance intime entre le désir et le soin. Ce qui permet de restituer au don la puissance ambivalente de la passion, laquelle tient ensemble le désir du moi et l’ouverture à l’altérité, la fidélité à soi-même et l’attention à autre que soi ; ce qui libère en particulier les femmes de cet impératif souterrain et puissant à l’oubli de soi-même sur lequel s’est fondée la valorisation de leurs qualités relationnelles.
Mais si l’attention pour l’autre trouve son origine dans la prise de conscience par le sujet de sa propre insuffisance, et si l’autre, en tant que sujet capable de mobiliser le désir du moi, entre activement dans la dynamique relationnelle, alors prendre soin de l’autre ne peut plus être conçu comme un geste unilatéral, comme l’acte altruiste d’un sujet fort, généreux et accompli envers un sujet faible et vulnérable, mais plutôt comme un acte de réciprocité. Seul celui qui se reconnaît comme ayant besoin du soin de l’autre est capable d’en prendre soin ; seul celui qui reconnaît avoir été l’objet d’un don peut donner. Le paradigme du don insiste justement sur cet aspect, sur le caractère circulaire du mouvement du don, dans lequel chacun est toujours donateur et donataire, au moins dans la mesure où chacun est débiteur du don originaire de la naissance.
L’intégration de ces trois aspects – la mémoire de l’origine, l’ambivalence du pathos et la réciprocité – permet de libérer les qualités relationnelles des femmes de leur caractère sacrificiel et d’en reconnaître les potentialités fécondes pour la configuration de la subjectivité féminine. Dès lors, il devient possible de reconsidérer le « maternel » lui-même comme une des expériences – ou potentialités – relationnelles. À condition qu’il soit affranchi de sa caractérisation biologique et de son identification à un destin et qu’il soit accepté symboliquement comme une, parmi d’autres, des épiphanies possibles de la sollicitude à l’égard d’autrui.
En d’autres termes, les femmes peuvent assumer comme un choix réfléchi leur qualité traditionnelle de donatrices, en transformant un attribut naturel subi passivement et producteur de renonciation et d’exclusion en instrument actif d’une nouvelle définition d’elles-mêmes en tant que sujets essentiellement relationnels et hospitaliers [12][12]Sur le concept d’« hospitalité », cf. Jacques Derrida [1994].. Ce qui veut dire aussi, comme cela devrait désormais apparaître clairement, qu’elles peuvent étendre cette qualité au-delà des frontières de la sphère privée : dans la sphère publique. Dans cette perspective, le soin de l’autre et le don apparaissent comme l’expression d’un choix autonome qui naît d’un désir (d’une passion) authentique du moi, c’est-à-dire d’une fidélité à soi-même qui se manifeste dans la reconnaissance de sa propre dépendance envers l’autre, dans le besoin de lien et d’appartenance. L’être pour l’autre, rempli d’échos sacrificiels, devient plutôt un être avec l’autre. Cette fois, l’autre n’est pas l’objet d’un dévouement inconditionnel qui exige la mutilation de l’identité du sujet, mais la part manquante à laquelle on désire se réunir et appartenir pour ne pas risquer de perdre le sens même de l’existence et d’appauvrir sa propre identité.
En contraste avec l’idée moderne d’un sujet autosuffisant et accompli par lui-même, fermé à la dimension de l’altérité et de la différence, le sujet féminin peut ainsi s’affirmer en tant que sujet autonome dans la dépendance et donner vie, par conséquent, à un nouveau modèle de subjectivité qui peut parfaitement s’universaliser et s’étendre à tous les individus, quel que soit leur sexe. Mais cela exige en tout premier lieu que les femmes renversent leur condition d’assujetties au don pour se reconnaître activement et consciemment sujets de don.

Notes

    • [*]
      Professeur de philosophie sociale, département de philosophie de l’université de Florence.
    • [2]
      Ou la sollicitude (le care anglais) (ndlr).
    • [3]
      Sur le concept de « pathologie », cf. Axel Honneth [1996].
    • [4]
      Même chez J. J. Bachofen, l’époque matriarcale, liée à la matière, à la nature et au corps, reste caractérisée par un état d’imperfection, puisqu’elle n’atteint pas les hauteurs spirituelles et intellectuelles du principe masculin et patriarcal, le seul doué de la tension apollinienne et immatérielle qui rompt les limites imposées par la nature, en permettant l’entrée véritable dans l’histoire et dans la civilisation.
    • [5]
      Cf. J. B. Elshtain [1981], Susan Moller Okin [1979] et Diana Coole [1993].
    • [6]
      Voir le § 82 : « […] il est nécessaire […] que le droit de gouverner et de décider soit placé quelque part, ce droit est naturellement le partage du mari, la nature le lui donne comme au plus capable et au plus fort. Mais cela ne s’étendant qu’aux choses qui appartiennent en commun au mari et à la femme, laisse la femme dans une pleine et réelle possession de ce qui, par le contrat, est reconnu son droit particulier et du moins ne donne pas plus de pouvoir au mari sur la femme que la femme en a sur sa vie » [Traité du gouvernement civil, 1984, p. 238].
    • [7]
      Ce que fait C. Pateman elle-même [ibid., p. 103 sq.].
    • [8]
      S. Benhabib et D. Cornell [1987]. Sur le disengaged-Self, voir Charles Taylor, Sources of the Self [1989].
    • [9]
      Charles Taylor parle de la naissance, dans la modernité, d’une « culture du sentiment », sans spécifier la nature de ce nouveau code affectif [Taylor, 1989, chap. 17].
    • [10]
      Sur le thème de l’« authenticité », cf. E. Pulcini [2001, chap. 3].
    • [11]
      Cf. Alain Caillé [2000] et Jacques T. Godbout (en collaboration avec A. Caillé) [1992].
    • [12]
      Sur le concept d’« hospitalité », cf. Jacques Derrida [1994].
 
 
  • Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2011
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