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pages 5 à 7
L’anthropologie du don de Marcel Hénaff, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines. À lire aussi dans ce numéro : l’image selon Georges Didi-Huberman, l’enseignement de la littérature, la neuropédagogie, l’invention de l’hindouisme, l’urgence écologique et la forme poétique de Christian Prigent.
Éditorial
Après le déluge
À plusieurs voix
Éduquer à la laïcité ?
Ce que la marge fait à la norme
RIP contre RIC
Menaces sur les Cahiers du Cinéma
Le conservatisme de Boris Johnson
La diplomatie controversée de Xi Jinping
Marcel Hénaff. Une anthropologie de la reconnaissance
Une anthropologie de la reconnaissance
La sagesse de Marcel Hénaff
Le don du juste
Les fonctions de la vie
Quel espace commun dans la ville qui vient ?
Varia
Silence de l'image, violence du regard
Irriguer le cours des lettres
Apprendre à apprendre
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Pages 34 à 35
Introduction
Marcel Hénaff a montré que la constitution du lien social est liée au geste à la fois libre et contraint du don cérémoniel. En dialogue avec la philosophie, il a aussi établi sa parenté avecla recherche de la vérité, dont on ne peut jamais se tenir quitte.
L’œuvre de Marcel Hénaff demeurera une contribution majeure en anthropologie et en philosophie. Son apport est d’avoir montré à quel point la constitution du lien social est liée au geste du don, comment ce dernier, d’une importance structurelle dans les très anciennes sociétés à travers l’institution du don cérémoniel, se trouve au fondement de la reconnaissance réciproque des hommes entre eux et de la production de la chose commune.
Hénaff aiguise ce qu’il y a de novateur en anthropologie et réfléchit en philosophe, tout en respectant les différences d’approche. Loin de toute surinterprétation philosophique (dont il se défiait au plus haut point), sa réflexion, anthropologique à part entière, ne le fut pas toutefois de part en part. Le regard philosophe lui permit de corréler des champs distants dans l’élucidation du lien social ; mais aussi de mettre à nu la parenté et l’articulation entre, d’un côté, le don cérémoniel, roc irrésistible du lien social, et, de l’autre, la recherche de la vérité, autour de l’enjeu commun de ce qui est hors de prix.
Don et contre-don
L’auteur revient sur la découverte de Marcel Mauss dans son Essai sur le don, portant sur l’existence, dans de très anciennes sociétés, d’un univers où le système de don et de contre-don organisait la vie sociale et concernait tous ses aspects, les choses comme les personnes, les réalités comme les manières d’être, et représentait, selon la formule de Mauss, « le fait social total ».
L’expression est à entendre dans le sens où ce mode d’existence concernait l’ensemble de la communauté, et où tout ce qui se passait en elle se plaçait sous la dominance de l’univers du don, qu’il en était la raison d’être et lui donnait sa coloration d’ensemble. Hénaff précise de quelle façon s’exerçait cette dominance : le don cérémoniel concernait le tout de la société, sans être, pour autant, tout dans la société1. Il ne réglait pas tous les rapports, mais désignait exclusivement la sphère de l’échange symbolique constitutif du lien social, d’une façon tout à fait distincte de l’échange marchand, dont la sphère coexistait séparément. Entre groupes ou individus, le don offert au destinataire en appelait à un contre-don ou don en retour (sans aucune exigence d’équivalence ou de mesure comparable entre les dons comme dans un rapport marchand). Cet échange ne sortait pas de cet univers : le bien reçu, pas plus que le bien offert, ne pouvait circuler d’aucune façon dans la sphère de circulation des biens marchands. Il y avait donc là une pureté (entendue en un sens non moral) de l’échange symbolique (celui de donner, de recevoir, de rendre) entre les hommes, tout à fait à distance du cours de l’échange marchand, selon deux ordres séparés l’un de l’autre et sans possibilité d’empiétement ou de confusion entre eux. Le don et le contre-don, au principe de la relation sociale entre humains (groupes ou individus2) désignaient donc l’autonomie de la sphère du lien social et du partage de la chose commune, à l’état pur, sans lien direct avec la sphère économique de l’échange des biens marchands ; sans non plus que le cours de l’un vienne disqualifier celui de l’autre ou lui porter ombrage. Il convient ici de reconnaître le plein droit de l’usage de la notion de « don » pour un geste qui engage à la réciprocité.
Pour saisir cette spécificité, il faut nous déprendre de nos manières de penser. D’une part, on ne peut amalgamer l’échange non marchand et l’échange marchand sous le même vocable d’« échange » sans plus de spécification et sans faire ressortir la puissance d’écart entre eux ; d’autre part, l’on ne peut réserver le terme de don aux seules formes de don unilatéral, qu’il s’agisse du don oblatif et gracieux ou du don solidaire et de secours. De ces préjugés, Marcel Mauss n’était pas lui-même complètement dégagé, manifestant des équivoques du langage dues à la difficulté à réaliser la découverte inédite qu’il avait faite et théorisée.
La reprise de la question par Hénaff est ainsi de montrer l’existence dans ces sociétés traditionnelles d’une exacte prise en compte de la différence de nature entre la régulation du lien social et la négociation du rapport économique (marchand) à travers l’institution de deux ordres bien distincts et incommensurables entre eux. Penser la justesse et l’étrangeté de ce dispositif, c’est à la fois ne pas confondre ces ordres et ne pas les mettre sur une même ligne d’évolution. Le don cérémoniel n’est ni l’ancêtre du commerce, puisque les deux existaient en même temps de façon disjointe, ni ce à quoi l’on pourrait être tenté de faire appel pour y chercher l’expression d’une alternative possible à l’ordre marchand, car le don cérémoniel et le marché ne remplissaient pas la même fonction et étaient parfaitement compatibles. Il s’agit, au contraire, de restituer à tous deux leurs fonctions et leurs valeurs respectives : chacun dans son ordre, distinct de l’autre, et à la place qui lui revient dans le tout. Comme le résume Hénaff : « Il importe – principe pascalien – de ne pas confondre les ordres ; mais il importe tout autant – principe leibnizien – de les effectuer tous, ou de faire en sorte qu’ils se répondent3. »
Aussi, alors même que chez la plupart des anthropologues, la question du don cérémoniel ne se laisse pas séparer du commerce et de l’échange marchand4, de la présomption qu’il en serait l’ancêtre ou bien l’antagoniste, le don cérémoniel peut nous instruire d’un tout autre côté que celui de la critique de l’économie comme telle. Il nous instruit de l’identité du politique, dont la formule ne se trouve pas vraiment remplacée par celle de la reconnaissance des droits, qui est la nôtre.
Pour saisir l’importance de l’enjeu (la mise en évidence du lien social à l’état pur) et l’intérêt de la solution qu’il apporte, il faut décrire le processus nucléaire du don cérémoniel dans sa complexité. Résumons la forme que prend, dans les sociétés traditionnelles, la pratique prééminente du don : un donneur (un groupe ou un individu) donne quelque chose qui lui est précieux à un partenaire humain de même ordre qui le reçoit ; ce dernier est tenu de rendre le présent reçu (non pas un présent de valeur égale en fonction d’une mesure qui les compare), de donner en retour. La question que se pose Mauss est : « Pourquoi faut-il rendre ? » Autrement dit, pourquoi le don implique-t-il ici réciprocité ? Cette nécessité de rendre, si impérieuse dans ces sociétés traditionnelles, révèle, en effet, un caractère contraignant d’obligation sociale, presque contradictoire à nos yeux avec la notion de don, et en fait l’étrangeté.
Le donneur prend un risque, en même temps qu’il en appelle à un don en retour et défie le partenaire de l’accomplir.
Or l’originalité de tout le processus, du mouvement total de donner, de recevoir et de rendre ne s’entend vraiment comme logique du don que si, à même le constat de la contrainte de réciprocité, l’on s’interroge, comme Hénaff le fait, sur une question plus originaire : « Pourquoi donner ? » Le donneur, en donnant « quelque chose » (de quelque nature que ce soit) à quoi il tient à une autre personne, se met en jeu : dans le moment où, le premier, il prend l’initiative du don, il prend un risque, en même temps qu’il en appelle à un don en retour et défie le partenaire de l’accomplir. Ce temps est un suspens et un suspense, car le donneur s’avance ou s’aventure, pour autant qu’aucun accord antérieur n’a été scellé entre eux au préalable selon lequel celui qui reçoit rendra. Il n’y a pas là de consensus, de contrat, d’entente préétablie sur une règle du jeu qui garantisse le donneur de quelque façon que ce soit. L’action relève de la liberté des acteurs, de l’aléatoire et de l’imprévisible, de la pluralité des issues, et c’est en cela qu’il y a bien là un don, une gratuité du don et, du fait de l’aléa de la réplique, l’expression d’une liberté nue. Ce don est éminemment exposé à l’éventualité d’abord du refus de recevoir, ensuite de ne pas donner en retour. C’est précisément parce que le don est un geste libre qui n’est pas porté par l’a priori d’un échange, que celui qui accepte et donne en retour ne rend pas un « dû ». Il ne rend pas la pareille (et c’est pourquoi le contre-don peut être sans commune mesure, en termes d’estime de la valeur de la « chose » donnée en retour), il ne restitue pas, ne s’acquitte pas d’une dette, il reprend l’initiative du don. Il ne s’agit pas tant de rendre que de donner à son tour5, on ne rend pas un don comme on rend un prêt, ajoute Hénaff6. L’accent ne se porte pas, par là même, sur la valeur des « biens » mais des gestes échangés. Le contre-don est un nouveau don qui relance le risque à son tour. Le don cérémoniel déploie un univers du don, parce que le don ne s’arrête pas et ne s’annule pas, que rien ne vient « arrêter les comptes », que la scène se joue à une échelle restreinte ou élargie. (Il peut, comme dans certaines circulations entre groupes ou individus, donner à un troisième et celui-ci à un autre, jusqu’à ce que cela revienne au premier.) C’est un univers de risque et d’indétermination, qui renvoie à l’autonomie et à la liberté.
Produire la chose commune
Or tout ce mouvement libre est simultanément une logique des relations sociales, qui s’inscrit dans le registre de l’institutionnel : c’est par là que dans ces sociétés le don s’institue dans sa réciprocité (au sens matériel et incontournable, épais, que nous donnons à une obligation institutionnelle). Toute la complexité du don cérémoniel – et la difficulté qu’il présente à l’analyste – est qu’il nous faut penser, de façon absolument concomitante, d’un côté, l’indétermination affirmative qui caractérise tout le trajet du processus, le libre jeu, et de l’autre, l’obligation institutionnelle de réciprocité, la nécessité contraignante, car celui qui ne répond pas, soit qu’il refuse d’accepter ou de donner en retour, s’expose au conflit possible. Le don cérémoniel est une formule pour abandonner les armes et établir la paix, il conjure le conflit. Ce double rapport de liberté constante et d’obligation impérative est ce que Mauss appelle l’hybridité, pour chercher à nommer une opération qui défie la binarité et qui est à la fois gratuite et intéressée, entièrement libre, relevant à chaque moment de l’initiative individuelle et rigoureusement obligée institutionnellement, sans que l’on ait à trancher entre les deux registres. Il faut penser le mouvement sur deux plans en accolade7 sans considérer que l’un soit la vérité de l’autre.
Le don cérémoniel est une formule pour abandonner les armes et établir la paix.
Hénaff approfondit cette question, il l’augmente. Approcher du cœur de l’énigme du don cérémoniel, c’est comprendre ce qui se joue dans cette conjonction entre liberté et nécessité. Celui qui donne se donne à travers ce qu’il donne, et fait, le premier, le geste de reconnaître l’autre avant d’être reconnu de lui et dans l’incertitude complète de l’être en retour. Il propose la reconnaissance réciproque et reconnaît unilatéralement. Telle est la face de la liberté : c’est celle d’un risque absolu où celui qui donne quelque chose de soi – le précieux, l’inestimable, le hors-de-prix et qui, par là même, peut fort bien être de peu de valeur sur la scène marchande – se donne tout entier avec ce qu’il donne. Le bien offert est médiateur de la reconnaissance accordée et il importe que, sous cet angle, sa valeur soit perçue comme capable d’honorer8. Aussi bien, donner, c’est défier le partenaire, l’obliger, le geste permet de « lancer l’arche d’un pont vers une rive encore invisible et d’obtenir que, de l’autre rive, le même geste complète l’édifice9 ». Le don est un risque et c’est un défi. Sym-bolon, au sens même des deux tessons qui doivent se rencontrer. Et rendre, c’est à la fois relever le défi lancé par le donneur, compléter l’arche, et c’est renouveler l’alternance, refaire le geste isolé de la relance, tant il est vrai qu’un symbolisme n’est pas un circuit fermé mais un processus ouvert et toujours exposé, où l’accord est toujours au bord du discord, la paix conclue à la pointe d’un conflit possible et tout juste évité. Il s’agit là d’une formule de reconnaissance réciproque qui se passe de toute garantie, qui n’obéit pas non plus, de façon dialectique et toute hégélienne, à la logique d’une demande de reconnaissance, de la négation de la chose et de la fécondité du conflit, nécessaires à la conquête de cette reconnaissance, comme le suppose Lefort10. L’indétermination est plus aiguë : le conflit est possible, mais il n’est ni inéluctable ni nécessaire à la reconnaissance. La méconnaissance est seulement une des aventures éventuelles du risque pris.
En même temps, il s’agit bien d’une procédure de reconnaissance publique, impérative, de reconnaissance solennelle d’autrui selon des règles transmises par une tradition. La publicité de la reconnaissance (c’est-à-dire tout à la fois son caractère ostensible ou manifeste devant tous et sa valeur collective ou instituée) est ici essentielle. Non seulement le don cérémoniel, écrit Hénaff, « doit être connu, mais s’il ne l’était pas, il manquerait son but qui est justement de produire une reconnaissance réciproque et publique, de créer ou de renforcer le lien social11 ». Son but n’est pas de reconnaître ce qui est, mais de produire la chose commune, par cette relation qui personnalise dans le moment même où elle socialise. La définition du don cérémoniel à laquelle Hénaff parvient est ainsi celle d’un dispositif idéal de reconnaissance réciproque publique. Il peut dans la concomitance se lire comme liberté ou comme nécessité. On comprend par là en quoi la réponse obligatoire au don reçu ne fait pas pour autant du premier don un geste intéressé12.
L’épure du modèle du don cérémoniel permet à l’auteur de déployer tout l’univers du don, à travers la façon dont la justice vindicatoire, qui est une véritable justice, opère, tout comme opère le sacrifice : ce dernier, loin d’être la visée d’un bouc émissaire, est une opération d’échange envers les dieux, pour ce qu’ils nous ont déjà donné ; le don des hommes (de ce qui a été produit par eux à partir de ce qui leur a été donné) aux dieux est une réponse aux dons naturels que les dieux ont faits aux hommes. Autant dire que, contrairement à la formule nucléaire du don cérémoniel, dans le sacrifice, la question de l’incertitude du retour ne se pose pas avec la même acuité : même si le sacrifice engage au renouvellement du rapport, il décline non les moments de l’obligation de donner ou de recevoir, mais, par excellence, celui de l’obligation de rendre13. L’univers de la dette représente également une transformation de l’univers du don.
Tout au long de son œuvre, Hénaff approfondit l’analyse en éclairant d’autres aspects de l’univers du don. Il réfléchit sur la structure triadique qui met en relation un don entre personnes publiques avec des représentants tiers, l’élément de la chose, celui du témoin, celui de la langue, et déploie la surface de cette structure triadique du don selon différentes acceptions, en dégageant chaque fois la façon spécifique dont la relation duelle passe de façon structurelle par les médiations de tiers. Les différentes instances de tiers sont inhérentes au processus symbolique qui, conformément à l’analyse du symbolisme par Pierce, s’opère selon une loi, une règle du jeu si l’on veut, à ceci près que l’on est tenu de jouer sans que le jeu ait lieu après entente préalable sur les règles. « Il y a une loi au sens d’une relation nécessaire entre des termes14. » Cette relation nous oblige si l’on veut rester dans le pacte. C’est en cela qu’il y a obligation15. Ce n’est là ni une loi civile ni une loi morale. Cette logique de la réplique est toutefois voisine d’une éthique de la réciprocité : elle se réfléchit dans la Règle d’or de l’amour du prochain comme soi-même, qui est la loi tout entière16. L’énigme du juste est qu’il se joue dans l’espace du don.
L’auteur jette une lumière crue sur la fonction symbolique de la chose à travers laquelle le donneur se donne en personne selon une approche anthropologique nouvelle. Ainsi le caractère précieux de la chose offerte, pierres ou coquillages, tient au fait d’avoir appartenu à tel ou tel, elle tient à la mémoire que la chose véhicule et qui est ici transmise et acceptée. Aussi ne faut-il pas manquer cette coordonnée essentielle du symbolisme du don : il n’y a de mise en jeu de soi et de don opéré que si ce qui est gagé fait lui-même l’objet d’un respect. La reconnaissance réciproque publique passe par le respect des choses autant que des personnes. Hénaff revisite ainsi la question du potlatch. Contrairement à ce que l’on a retenu trop souvent des analyses de Mauss et tenu pour modèle de « l’économie du don », comme on le voit dans les lectures de Bataille ou de Lefort, le potlatch où, dans certains cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, loin de représenter la règle du don cérémoniel, en est l’exception, le cas où la formule du don, exacerbée à un degré extrême, s’exténue17. Fondamentalement, donner n’est pas briser le lien qui unit le donneur à la chose et celle-ci à celui qui la reçoit. Aussi, « la chose » donnée joue un des rôles symboliques essentiels de la mise en commun18. Son rôle fait aussi corps avec l’acte du sym-bolon, de ce qui est mis ensemble, de la chose commune et du pacte.
Tout en clarifiant les découvertes de Mauss, Hénaff en fait ressortir une plus grande importance que celle que l’on avait coutume d’y voir. Ainsi, il était d’usage de supposer que la théorie de Lévi-Strauss sur l’échange s’était substituée à celle de Mauss sur le don et l’avait déclassée, tenant une part de son progrès de cette éclipse. Le geste de Hénaff fut, tout au contraire, en rapprochant Lévi-Strauss de Mauss et en saisissant l’articulation entre leurs découvertes, de penser l’échange à partir du don et non le don à partir de l’échange. Dès Le Prix de la vérité et dans toutes ses études ultérieures, Hénaff souligne combien la découverte du rôle essentiel de la prohibition de l’inceste dans les structures élémentaires de la parenté s’inscrit dans le droit-fil de la pensée du don découverte par Mauss. L’échange des femmes, nécessaire à la constitution et au développement du lien social, est la règle par excellence de réciprocité et, de l’aveu même de Lévi-Strauss, il est « la règle du don par excellence19 ». Aussi faut-il dire que la pensée de Mauss a constitué la rupture épistémologique majeure et que la loi de l’exogamie (et la prohibition de l’inceste qu’elle enveloppe) s’articule et prend effet avec le symbolisme du don dont elle est la manifestation la plus éclatante. Ainsi, l’exploration de la pensée du don à laquelle Hénaff s’est livré aura conduit à saisir le relief de plusieurs découvertes anthropologiques avec une nouvelle acuité.
Le geste de Hénaff fut de penser l’échange à partir du don et non le don à partir de l’échange.
Le dégagement du discours anthropologique de certaines équivoques résiduelles conduit ainsi à la mise en évidence du don comme procédure de reconnaissance réciproque publique. Ce faisant, contrairement à une stricte analyse structurale où ce qui fait sens est seulement ce qui fonctionne, comme, du reste, Hénaff l’a admirablement montré dans l’ouvrage sur Lévi-Strauss qu’il a consacré à cette question20, il semble bien qu’ici la structure épouse la signification et réciproquement. Sans pouvoir démêler le philosophique de l’anthropologique, le traitement du problème du don est de soutenir ici que, selon une relation d’entière immanence réciproque, la signification humaine du lien social est à même la structure fonctionnelle établissant la consistance d’un ordre social.
Geste et vérité : le hors-de-prix
Le regard de l’anthropologue philosophe fut de refuser l’attitude de surplomb du philosophe qui prétend dire le vrai sur les travaux et les découvertes des sciences humaines. L’ouvrage Le Don des philosophes porte la marque d’une prise de distance à l’égard du travers de philosophes pour lesquels il n’est de seul vrai don que le don sans retour, et, plus particulièrement de ceux d’entre eux qui, sans aucune considération pour les découvertes anthropologiques, lorsqu’ils en viennent à parler du don, poussent l’extrémisme spéculatif jusqu’à l’absurde.
Dans cet ouvrage, Hénaff procède à l’examen critique des théorisations philosophiques sur le don dans deux directions différentes : d’un côté, en appréciant l’apport décisif de certains philosophes contemporains en la matière (comme Ricœur ou Levinas), de l’autre, en formulant des analyses très critiques sur le surréalisme philosophique de certains d’entre eux (comme Derrida ou Marion). Dans le même temps, l’auteur approfondit la question des rapports entre don et symbolisme.
Qu’est-ce que Hénaff objecte, non sans sourire amusé, au « don des philosophes » actuels, si loin du don humain ? Au-delà du fait d’avoir complètement sous-estimé la découverte de Mauss, il leur reproche d’avoir cédé à l’égarement d’une surenchère dans le purisme, en lieu et place de saisir le don comme tel et d’identifier clairement ce qui caractérise le hors-de-prix. Autant Hénaff cherche à exhumer la spécificité du don et, dans un pluralisme philosophique, à accorder de la valeur aux différents ordres de dons (le don de réciprocité, le don oblatif, le don solidaire), autant certains philosophes français contemporains ne retiennent que le don oblatif en le portant lui-même à un tel degré de pureté qu’il en devient méconnaissable.
Ainsi, selon Derrida, le don n’est un vrai don que s’il est absolument pur, vide de tout risque d’intéressement de la part du donneur, et, pour s’en assurer, vide de toute intentionnalité personnelle d’un donneur quelconque, humain ou divin, de même que celui qui le reçoit doit ne pas savoir de qui ce don lui vient. Nous arrivons à cet impossible, reconnu et valorisé comme tel, selon lequel le vrai don n’est un don de personne qui n’est adressé à personne. Seul serait un don celui qui n’est pas identifiable. N’étant don qu’à l’insu du donneur comme de son destinataire, ce don impersonnel et anonyme de l’Être même, « Es gibt » (le Il y a ou cela donne à la façon dont Heidegger « parle » la langue allemande) ne présente plus aucun caractère de geste. Nous arrivons à cette formule outrée que seul est un don celui que nous ne tenons pas pour tel. Dans une telle subtilité ontologique, le don, tel que nous l’entendons usuellement, disparaît. Il s’est évaporé. C’en est fait aussi bien de la réciprocité (l’horreur absolue car le don insincère) que du geste de donner ou de reconnaître, gestes toujours suspects. On conçoit qu’à ce compte, pour ce philosophe, l’anthropologie aurait parlé de tout sauf du don.
De façon différente quoique analogue, l’analyse de Marion vise à déréaliser le donné pour autant que l’étant donné occulte et exhibe en même temps la donation pure de l’Être, qui est la chose même de tout don. Si Marion fait droit à la phénoménalité du don, c’est sous réserve qu’elle soit la manifestation d’une donation en retrait qui est l’enjeu et la clef de tout. À la faveur de la parenté lexicale entre la donation et le don, de l’entretien de toutes les homonymies logées dans le verbe « donner », s’effacent, en même temps, le geste et la chose pourtant toujours déterminés. Nous arrivons à la formule que seul est don, à travers tous les dons, le don de l’Être. L’ascendant du joker du « Es gibt » autorise, ici encore et par une autre voie, à disqualifier le donné au nom du don et le geste au nom de l’Être. Tant il faut sacrifier sur son autel le sujet et l’objet, et, par là même, les coordonnées triadiques de tout le symbolisme de l’acte.
Ce n’est pas que Hénaff ait exclu du champ l’existence d’un don qui précède celui des hommes, la valeur à accorder au donné naturel ou encore à ce don unilatéral, appelé la grâce, qu’on la pense de façon théologique comme celle de Dieu ou de façon plus énigmatique comme celle du monde, dont la pensée de l’Être est une expression21. Hénaff reconnaît la portée de la philosophie contemporaine qui a procédé au décentrement de l’ego, qu’on la décline comme pensée de l’Être (Heidegger), comme surgissement de l’Autre (Levinas) ou comme déprise du Moi par le Soi (Ricœur), par le mouvement réflexif « d’un être qui s’appréhende vers et depuis ce qu’il n’est pas22». Mais, attentif à la logique des gestes, il distingue la question des actes de don de celle du donné et se défie des tentations abyssales et vertigineuses auxquelles une critique outrée du Sujet a donné lieu. Le don, hors de prix, est un geste adressé et civil, il n’est pas la donation anonyme d’un simple donné, Nature ou Être. L’inestimable n’est pas indéterminé.
C’est par là que Hénaff rencontre en profondeur la pensée de Ricœur et rejoint l’interprétation que ce philosophe donne de la Règle d’or, comme il montre l’importance de la philosophie lévinassienne de l’Autre, du don qui coûte et de la dissymétrie, essentielle au rapport de don. Non sans remarquer, lors même que ces philosophes ne cèdent pas à la tentation d’une alchimie du don, leur réticence à admettre l’existence de plusieurs ordres de dons où pourrait figurer celui de la dissymétrie alternée du don propre au lien social et sa façon d’allier don et réciprocité. Comme si l’on ne pouvait tout à fait accorder la valeur d’un don véritable à celui qui est au fondement du lien social, ni soutenir l’idée que le don puisse se dire selon plusieurs acceptions, et comme s’il était devenu presque impossible – tout don devant impérativement se trouver en excès par rapport à toute justice – d’admettre la justesse d’expression, qui retient quelque chose à la fois de la contradiction et du pléonasme, du « don du juste » : ce don qui en appelle à un autre en retour et reconnaît l’autre dans sa responsabilité, comme le souligne pourtant si fortement Ricœur23, selon le lien le plus étroit et le rapport le plus aigu entre la justice et son au-delà.
Aussi bien est-ce d’un tout autre côté, essentiel, que Hénaff travailla, pour sa part, la relation entre don et philosophie : dans une réflexion explicite et déployée, et toujours présente entre les lignes, entre l’attitude philosophique comme recherche de la vérité et le geste de don : non qu’il y ait là une quelconque affinité des fins, mais en ce que, toute allégation de finalité mise hors-jeu, les actes sont parents. Si, depuis Socrate, l’argent et le savoir paraissent incompatibles, du fait même du désintéressement de la recherche et de la transmission du savoir, c’est qu’entre l’un et l’autre l’hétérogénéité est entière et qu’il n’existe pas de mesure commune, l’affaire du vrai ne pouvant, comme le montre Aristote, être soumise techniquement à aucune opération de mesure quantifiable. Il nous faut interroger ce fait. Il n’y a pas de rapport entre les biens, qui peuvent être évalués, revendiquer un prix ou accepter de l’avoir, et les biens matériels ou immatériels situés dans le hors-de-prix, qui ne peuvent ni ne doivent être estimés sous ce mode, et tout particulièrement, nous dit Hénaff, « entre la vérité – ou plutôt : entre la discipline qui en fait sa question propre – et l’argent24».
Formule que l’auteur tourne et retourne en plusieurs sens : dans le sens déjà où, en toute rigueur, la vérité est une valeur absolue, qui échappe de ce fait à l’évaluation comparative, et où elle ne peut, par là même, s’échanger contre rien d’autre. La vérité n’est pas trouvable sur toute l’aire des valeurs. Elle est transcendante à tout relativisme des valeurs que la notion même de « valeur » comporte ; mais, dans le sens surtout où, à supposer même que la vérité ne soit pas atteignable par le dialogue argumentatif et demeure hors de portée, qu’elle relève d’une révélation ou d’une mise à découvert, sa recherche, à tout le moins – en tant qu’elle renvoie à l’acte de celui qui s’en enquiert – échappe d’autant plus à l’évaluation du prix fixé ou exposé à l’arbitraire du marché. Non seulement la recherche de la vérité, indissociable d’une parfaite indépendance du dire-vrai, d’une sincérité, se doit d’être désintéressée, mais encore, accordée à l’indétermination du savoir, à son interrogation constante sur ses résultats, sans terme et sans fin, elle est l’expérience par excellence de l’inaccompli et de ce dont je ne peux jamais me tenir quitte. La relation à la vérité est ainsi comme celle que nous entretenons avec le don : exposée à une relance indéfinie, à la reprise de l’initiative, au lien que l’on ne peut dénouer, au hors-de-prix.
La recherche de la vérité est l’expérience par excellence de l’inaccompli et de ce dont je ne peux jamais me tenir quitte.
Dans le monde qui est le nôtre, et qui, irréversiblement, n’est plus celui de l’univers du don cérémoniel pour instituer le lien social, la loi de la cité a pris le relais de la relation de don sans en combler le manque ; la pensée des droits et des devoirs en a hérité, non sans creuser un abîme entre le nouvel ordre, celui de ce qui est tenu pour dû et octroyé, revendiqué et obtenu – où la reconnaissance passe par la garantie mutuelle et l’arbitrage de l’État –, et l’ancien ordre directement dialogique du don gratuit et de la reconnaissance libre. Le nouveau paradigme laisse un reste par rapport auquel la recommandation morale ne présente pas de force comparable. Pris dans une « économie » sans scrupules et dans l’emballement de son vertige, nous avons enfoui bien loin en nous la conscience du don comme fait social irrésistible, et par là, la plus intime profondeur du lien commun, au point de négliger la valeur de la dette symbolique et le sentiment d’en être redevable. Une conscience à laquelle nous rappelle le geste du don qui oriente en direction de la réciprocité, accomplissant l’énigme de ce qui s’élance au-delà du juste tout en visant son exactitude même.
- 1. Voir Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, 2002, p. 205.
- 2. Voir ibid., p. 500.
- 3. Voir ibid., p. 495.
- 4. Voir ibid., p. 153.
- 5. Voir ibid., p. 186.
- 6. Voir ibid., p. 187.
- 7. Voir Marcel Mauss, Essai sur le don [1925], dans Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1985, p. 267.
- 8. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 193.
- 9. Ibid., p. 182..
- 10. Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012, p. 241-242.
- 11. Ibid., p. 156.
- 12. Voir ibid., p. 69.
- 13. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 265 et suivantes.
- 14. M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 293.
- 15. Voir ibid., p. 259.
- 16. Voir ibid., p. 199.
- 17. Le potlatch était une pratique de certaines populations où un chef affirmait sa supériorité sur un chef rival par des dépenses d’apparat. Il a pu prendre – rarement – la forme extrémiste du « potlatch fou » : loin de donner ou de rendre, il s’agissait alors de détruire violemment et massivement ce que l’on possède de plus important et de plus précieux pour manifester sa richesse et sa puissance en ôtant au rival toute possibilité de rendre. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 160-161.
- 18. Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 241-242.
- 19. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses universitaires de France, 1949, p. 552, cité dans M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 192.
- 20. Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens, Paris, Tempus, 2008.
- 21. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 146 et p. 268.
- 22. Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 217-218.
- 23. Tout l’effort conceptuel de Ricœur aura visé à démontrer que dispenser Autrui du devoir de répondre, c’est ne plus le reconnaître dans ce qui le constitue comme Autrui, précise Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 216.
- 24. M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 499.
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