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Le tournant émotionnel de la vie intellectuelle

Par Nicolas Truong

Publié le 21 décembre 2020

 

« Les penseurs de l’intime », une série du « Monde » en 10 épisodes

 

La crise sanitaire a autant affecté notre santé que notre intimité. La présence de la maladie a aussi bien exacerbé nos failles et nos fragilités que révélé certaines ressources cachées, et forces insoupçonnées. Le confinement a fragilisé les corps, mais aussi touché les cœurs, suspendu les libertés et bouleversé nos sensibilités. La sidération, la peur, la claustration, l’incertitude, la vulnérabilité, l’attente, la solitude mais aussi la solidarité et la sollicitude ont scandé ces moments de rupture, d’élans et d’abattements. La crise a perturbé le délicat équilibre entre le contact et la distance. La pandémie a chambardé l’économie, mais elle s’est également immiscée dans les plis de nos vies.

Ainsi, cette crise sanitaire n’est-elle pas tant révolutionnaire que « révélationnaire », selon la formule du philosophe Paul Virilio (1932-2018). Elle a révélé que nous étions entrés dans l’ère de la « synchronisation de l’émotion » qui fait qu’une déflagration, par l’effet de sa propagation mondiale et virale, provoque un « communisme des affects ». Car un événement – un attentat ou une pandémie – peut désormais former une « communauté d’émotions instantanées », expliquait l’auteur de L’Administration de la peur (Textuel, 2010).

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Bien sûr, cette vision comporte une part d’illusion. Car derrière l’unité morale, il y a la disparité sociale. Unis face à la casse, mais séparés par les rapports de classe. Ensemble, mais si différents à la maison et derrière les fenêtres des appartements.

Les affects sont socialement construits. Et les émotions ont une histoire. Certaines naissent dans des contextes historiques précis, d’autres se modifient, s’estompent ou tombent dans l’oubli. Ainsi la nostalgie est-elle née à la fin du XVIIe siècle, afin de désigner ce « mal du pays », cette maladie qui dévastait soldats et esclaves, colons et exilés, avant de devenir un sentiment romantique valorisé. Ainsi l’acédie, ce désœuvrement inquiet de l’âme qui conduisait les moines à désespérer du salut au Moyen Age, s’est-elle évanouie, alors que la « solastalgie », cette façon d’être affecté par les ravages écologiques comme la disparition des espèces et le saccage des paysages, est apparue au début du XXIe siècle devant l’effroi provoqué par l’extractivisme et la disparition de la biodiversité à l’ère de l’anthropocène.

Sur les traces d’Alain Corbin

C’est pourquoi cette crise a mis en relief une génération de penseurs qui s’attachent à comprendre les ressorts de notre histoire, tout comme les possibilités du présent grâce à l’étude des affects et des émotions. Inspirés par les historiens Alain Corbin et Arlette Farge, les anthropologues François Laplantine et David Le Breton, la sociologue Eva Illouz et le philosophe François Jullien, ils ont pris acte du passage de l’histoire des mentalités à celle des sensibilités. Et accentué le tournant émotionnel de la vie intellectuelle. Bien sûr, ce qu’on a appelé le « sensual turn » ne date pas d’hier et a notamment été théorisé par l’anthropologue canadien David Howes qui, dès 2003, affirmait que les « relations sensuelles sont aussi des relations sociales ».

En France, Lucien Febvre (1878-1956), le fondateur de l’école des Annales, avait déjà demandé dans les années 1940 « l’ouverture d’une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités ». Avant d’ajouter : « Que de surprises à prévoir ! » Celles-ci n’ont pas manqué. Notamment grâce à l’œuvre inaugurale, subtile et originale de l’historien Alain Corbin qui, depuis les années 1990, s’attache à retracer la généalogie de nos perceptions sensorielles : métamorphose de l’odorat et désodorisation progressive de nos sociétés, désir de rivages, apparition des bains de mer et invention de la plage, paysages sonores des campagnes du XIXe siècle.

Alain Corbin a montré qu’on pouvait faire l’histoire d’une odeur de jonquille, de la fraîcheur de l’herbe, du silence, du vent et de la pluie, mais aussi des manières de jouir. Comme le dit Georges Vigarello, lui-même historien de la virilité et de la fatigue, dans la revue Critique de juin-juillet 2019, Alain Corbin a transformé le sensible en objet historique.

Une époque gouvernée par les émotions

Dans son sillage, une génération a compris qu’« il n’est pas d’autre moyen de connaître les hommes du passé que de tenter d’emprunter leurs regards, de vivre leurs émotions » (Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1988, Flammarion, rééd. 2010). Les plus déterminés et convaincus de la nécessité de donner corps à ce « véritable tournant historiographique », dit Alain Corbin, se sont précisément réunis au sein de la revue Sensibilités.

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Publiée depuis 2016 par les éditions Anamosa, rapidement devenue l’une des maisons d’édition les plus exigeantes et novatrices dans le domaine de la non-fiction, la revue s’est fait une place dans la vie des idées. Animée par une bande de quadragénaires brillants et enthousiastes, Quentin Deluermoz, Thomas W. Dodman, Anouche Kunth, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet, cette revue semestrielle s’est emparée du « charisme », des « sens de la maison » ou de « la société des rêves ». Le dernier numéro, consacré au deuil, remet notamment en cause l’idée que la mort serait évacuée de nos sociétés (« Et nos morts ? », Anamosa, à paraître en janvier 2021). Une volonté d’ouvrir le champ des sensibilités à toutes les disciplines. « Du rapport à l’argent à la question de l’insensibilité, nous avons des sommaires de numéro jusqu’en 2050 ! », s’enthousiasme Clémentine Vidal-Naquet.

« [Tous ces auteurs] inventent un nouveau rapport à l’écriture de l’histoire » Chloé Pathé, directrice éditoriale des éditions Anamosa

L’idée fut également largement portée par l’historien Christophe Granger, récemment couronné du prix Femina essai pour Joseph Kabris ou les Possibilités d’une vie, et qui a dirigé un numéro de la revue Vingtième Siècle consacré à l’histoire des sensibilités (Presses de Sciences Po, n° 123, juin-septembre 2014). Mais pourquoi ne pas créer un espace qui soit complètement consacré à cette thématique ? Soulevée par cet élan et la grâce des commencements, la revue Sensibilités est née un an après les attentats de 2015, qui avaient mis la France en état de choc. Car ce regain d’intérêt pour les sensibilités est contemporain d’une époque gouvernée par les émotions. Et le changement de génération est solidaire d’un regain de politisation.

« Tous ces auteurs sont portés par un sentiment d’urgence, explique Chloé Pathé, directrice éditoriale des éditions Anamosa. Ils sont très engagés dans l’espace public, mais aussi dans leurs sujets de recherche et inventent pour cela un nouveau rapport à l’écriture de l’histoire. » A la manière de Thomas Bouchet qui, après s’être plongé dix ans durant dans les archives de l’année 1832, a préféré sortir des clous et imaginer quatre voix de femmes qui n’ont pas existé afin de faire « sentir ce que le désœuvrement, l’extrême fatigue, la maladie, la blessure ou la jouissance font à leurs esprits et à leurs corps » dans De colère et d’ennui (Anamosa, 2018).

Analyse critique de la société

« Une certaine histoire culturelle et des sensibilités penchait plutôt à droite, explique Christophe Granger, alors que nous étions clairement engagés à gauche. » La bande des « sensibilisés » se retrouve en effet souvent dans les manifestations contre la réforme des retraites ou le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche. La couleur rouge écarlate éclate sur la couverture du numéro consacré à « la chair du politique », coordonné par Ludivine Bantigny, Déborah Cohen et Boris Gobille (n° 7, 176 pages, 22 euros), qui revient notamment sur le soulèvement des « gilets jaunes » avec les photos « sans clichés » de Serge D’Ignazio donnant à voir et à penser « le camaïeu de sentiments » perceptibles sur les visages des policiers et des manifestants. Demeure toutefois chez tous, rappelle Hervé Mazurel, une nécessaire méfiance pour « les arguments idéologiques moulés dans des enquêtes historiographiques », comme disait Michel de Certeau (1925-1986).

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Car la nouvelle raison sensible devient un outil prisé pour mener une analyse critique de la société. Philosophe de la nuit et du temps de la consolation, Michaël Fœssel explore et mobilise les ressorts d’une « démocratie sensible » contre « la défaite des sentiments » et l’insensibilité grandissante aux incessantes privations de libertés. Penseur de l’émancipation, Jacques Rancière fonde l’articulation de la politique et de l’esthétique sur le « partage du sensible ». Dans le sillage des surréalistes, qui ont voulu « repassionner la vie », l’écrivaine Annie Le Brun en appelle, dans son livre Du trop de réalité (Stock, 2000), à l’insoumission face « au grand crime qui a commencé de se commettre contre la vie sensible ». Car « tout se tient, poursuit-elle : la culture de masse correspond au crabe reconstitué, le matraquage médiatique aux pluies acides, le relookage des villes à la chirurgie esthétique ».

Un acte de résistance

Le tournant émotionnel de la vie intellectuelle est un acte de résistance à l’offensive en cours sur la vie affective, notamment menée par une industrie de la disruption qui colonise l’économie de l’attention. Chacun sait qu’il est risqué d’abandonner le souci de soi au développement personnel et la colère sociale au populisme ressentimental. Sociologue des sentiments du capitalisme, Eva Illouz a notamment montré la façon dont les individus atomisés s’approprient les stimuli qui leur sont proposés, transformant leurs propres émotions en marchandises (Les Marchandises émotionnelles, Premier Parallèle, 2019).

La philosophie est revenue à des questions qui furent les siennes dès ses commencements grecs et qu’elle avait parfois délaissées

C’est parce que le capitalisme est parti « à l’assaut du sommeil », selon l’analyse de l’historien d’art américain Jonathan Crary, que le philosophe Eric Fiat fait l’éloge de la (bonne) fatigue, afin de « ne plus lutter contre elle mais de se mettre à l’écoute de ce qu’elle dit de notre humanité » (Ode à la fatigue, éditions de L’Observatoire, 2018). C’est parce que « les ruptures nous construisent peut-être plus encore que les liens » que la philosophe Claire Marin remarque qu’« il faut parfois rompre pour se sauver » (Rupture(s), éditions de L’Observatoire, 2019).

Car la philosophie a également opéré sa mue et s’intéresse autant aux affects qu’aux concepts. Des philosophes qui étaient initialement partis sur d’autres chemins, tel François Jullien, ont mené une savante philosophie de « l’entre » et questionné à nouveaux frais l’intimité – ce mot venu du latin intimus, qui signifie « le plus intérieur » et dont saint Augustin fut l’un des premiers théoriciens (De l’intimité, François Jullien, Grasset, 2013).

« Les savants sont des êtres sensibles »

Disons plutôt que la philosophie est revenue à des questions existentielles qui furent les siennes dès ses commencements grecs et qu’elle avait parfois délaissées, comme le rappelle l’écrivaine Ilaria Gaspari, qui a passé six semaines à vivre selon les préceptes des écoles pythagoriciennes ou stoïciennes afin de se remettre d’une douloureuse séparation amoureuse (Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie, PUF, 204 pages, 17 euros). Renouant également avec Montaigne et Rousseau, qui pensaient à partir de leur propre vie et expérience, « la philosophie s’enracine davantage dans le vécu », avance Claire Marin. Après l’ego-histoire, l’autofiction, peut-être assistons-nous à l’émergence d’une « autophilosophie ». Puisque « la société marche aux désirs et aux affects », il est important que « les sciences sociales redécouvrent les émotions », résume l’économiste Frédéric Lordon, qui met toutefois en garde contre la tentation d’une régression vers un « individualisme sentimental » (La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, 2013).

Lire la critique : « Leçons de bonheur », d’Ilaria Gaspari

L’intime et le sensible sont partout, dans la sociologie de la violence émeutière (Le Vertige de l’émeute, Romain Huet, PUF, 2019), dans la philosophie de la perte (Apprendre à perdre, Vincent Delecroix, Rivages, 2019) ou l’anthropologie des affects (Penser l’intime, François Laplantine, CNRS éditions, 165 p., 18 euros), comme dans l’histoire de l’œil (Peuples en larmes, peuples en armes, Georges Didi-Huberman, Editions de Minuit, 2016) et des sanglots (Les Larmes de Rome. Le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité, Sarah Rey, Anamosa, 2017). Il faut dire que, loin des images caricaturales du chercheur perçu comme une « machine à penser », « les savants sont des êtres sensibles », assure l’historienne Françoise Waquet dans Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle (CNRS éditions, 2019). D’où l’envie de rencontrer et de faire découvrir ces penseurs de l’intime au moment où l’histoire universelle affecte chacun au cœur de sa vie personnelle.

 

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