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L’épreuve de SES du bac 2022 était-elle «fortement orientée vers le libéralisme»?

Les sujets de l’épreuve de spécialité de sciences économiques et sociales ont suscité la polémique sur les réseaux sociaux, en raison d’intitulés interprétés comme une remise en cause de l’Etat-providence ou de la notion de classes sociales.
par Jacques Pezet
publié le 13 mai 2022 à 18h16
 
Question posée le 12 mai.

Jeudi, les lycéens de terminale ont passé leurs épreuves de spécialité du bac 2022. Durant quatre heures, ceux qui ont choisi les sciences économiques et sociales (SES) ont analysé des documents et disserté sur des questions, dont les intitulés dévoilés sur les réseaux sociaux sont considérés par certains internautes comme des «documents de propagande» en faveur du libéralisme. Sur Twitter, un enseignant de philosophie estime ainsi que «les questions sont outrancièrement orientées politiquement», poussant les élèves à répondre que «les classes sociales, ça ne veut rien dire, que les politiques de justice sociale, c’est de la merde, et que nous serons sauvés de la crise écologique par la start-up Nation».

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Disponible sur le site du ministère de l’éducation nationale, l’épreuve de spécialité de SES demandait bien aux lycéens de répondre aux sujets diffusés sur les réseaux sociaux. Les thèmes qui semblent le plus avoir indigné les internautes sont les suivants : «A l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que l’approche, en termes de classes sociales, pour rendre compte de la société française, peut être remise en cause.» Le dossier documentaire comprenait un extrait du livre La société singulariste du sociologue Danilo Martuccelli datant de 2010, un sondage TNS-Sofres interrogeant les Français sur leur sentiment d’appartenir à une classe sociale et un tableau de l’Insee concernant l’équipement des ménages en biens durables, selon la catégorie socioprofessionnelle en 2019.

 

Trois questions de mobilisation des connaissances, évaluées sur 10 points demandaient également aux lycéens : «A l’aide de deux arguments, montrez que le travail est source d’intégration sociale» ; «A partir d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance» ; «A l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers.»

Trop de récitations et pas assez de problématisation

Au-delà des réseaux sociaux, la polémique autour de l’épreuve de spécialité de SES a fait réagir l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), réunissant plus de 2 100 professeurs de lycée. Joint par CheckNews, son coprésident, Benoît Guyon, s’indigne moins du fond des questions posées que de la forme de l’exercice : «Ce ne sont pas des questions, mais des sujets qui invitent à réciter le cours. Si les élèves nuancent, s’ils remettent en question, ils risquent d’être pénalisés car ils seront hors sujet. Les élèves doivent simplement exposer des mécanismes appris en classe, sans prise de recul.» Il déplore ce type d’épreuves, «qui n’invite pas à la problématisation ou au débat», et où les documents vont servir d’exemple pour «guider les réponses», alors qu’en cours, les élèves sont confrontés à «des théories qui peuvent être contradictoires». Alors que «le rôle d’un enseignant de SES est de présenter les enjeux du débat, d’essayer de leur donner les clés de compréhension», ajoute-t-il.

Analyse

L’année dernière, l’Apses avait déjà publié un communiqué reprenant ces mêmes arguments, puisque les élèves avaient dû travailler sur l’énoncé suivant : «Vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel.» L’association d’enseignants expliquait alors que «l’utilisation de l’expression “vous montrerez que”, ainsi que la seule mention aux politiques de flexibilisation empêche les candidat·e·s de présenter les limites de ces politiques ou les autres instruments de lutte contre le chômage, leur mention pouvant même être considérée comme hors sujet».

L’Apses déplorait également que les élèves aient à disposition un sondage commandé par le Medef plutôt qu’un véritable document scientifique sur le sujet. L’association, qui défend «un enseignement pluraliste de l’économie et des autres sciences sociales», réclamait que cette épreuve du baccalauréat soit «repensée afin de laisser plus de place aux débats permettant ainsi aux élèves d’exercer leur esprit critique».

«C’est la compétence qu’on veut tester»

Sur Twitter, le sociologue Denis Colombi, auteur de Où va l’argent des pauvres (Payot & Rivage, 2 020), a pris le contrepied de l’indignation suscitée sur les réseaux sociaux, en rappelant qu’il s’agit d’une épreuve de baccalauréat et non pas d’une dissertation d’un mastérant en sociologie. «Les élèves ont étudié au cours de l’année la portée et les limites de l’action de l’Etat en faveur de la justice sociale. Parmi les limites, ils ont vu qu’il y avait des débats autour de la possibilité d’effets pervers. Ici, on leur demande de mobiliser une partie du cours : dans toutes leurs connaissances, ils doivent sélectionner seulement certains points. C’est la compétence qu’on veut tester – plutôt que de voir s’ils peuvent réciter un plan de cours tel quel, voir s’ils peuvent choisir ce qui se rapporte à cette question. C’est déjà important de comprendre l’exercice et sa forme.»

Sur les différents points abordés dans les sujets, il rappelle qu’on demande aux élèves de citer des effets pervers de l’action de l’Etat mais qu’on n’exige pas d’eux de démontrer qu’elle est entièrement néfaste. De même, sur la question portant sur l’approche en termes de classes sociales, il considère qu’«on peut répondre que des inégalités de genre /patriarcales ou le déclin de la conscience de classe viennent remettre en cause une lecture purement en termes de classes sociales…»

Denis Colombi déplore également que l’indignation des internautes se soit concentrée sur le partage des captures d’écrans de certaines questions, mais ait omis de présenter d’autres questions qui invitaient les élèves à souligner l’importance de la redistribution pour réduire les inégalités, ou que les évolutions de l’emploi peuvent fragiliser le rôle intégrateur du travail, notamment en le précarisant.

Joint par CheckNews, le sociologue souligne aussi que chaque question de mobilisation des connaissances est notée sur 3 ou 4 points seulement, «ce qui ne demande donc pas de longs développements».

Des corrigés disponibles

Des propositions de corrigés des épreuves sont disponibles sur les sites des médias spécialisés comme l’Etudiant ou Studyrama. Pour les trois questions de mobilisation des connaissances, leurs réponses se concentrent essentiellement sur la démonstration requise, sans invoquer de nuances. En résumant ces réponses attendues : le travail intègre car il permet à un individu d’obtenir un statut social grâce à son revenu, mais aussi d’accéder à la protection sociale ; le progrès technique permettra de continuer de produire mais avec de l’énergie plus propre ; et la hausse des impôts peut réduire la consommation et donc pousser les entreprises à produire moins, ce qui entraînerait davantage de chômage.

Pour l’exercice traitant des classes sociales, les réponses des élèves doivent se fonder sur les documents montrant que les citoyens ont accès à davantage de produits de consommation, qu’ils ne se considèrent plus comme appartenant à une classe et qu’ils se définissent désormais comme des «singularités». Les deux corrigés suggèrent cependant de nuancer la démonstration en proposant de rappeler, en ouverture, que le concept de classe sociale reste défendu par certains chercheurs pour comprendre les inégalités sociales.