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Mort d’Hilary Mantel: «L’écriture est une source de pouvoir, la moins onéreuse qui soit»

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L’écrivaine britannique, deux fois lauréate du Booker Prize et décédée le 22 septembre, à 70 ans, n’a rencontré le succès que tardivement. L’écriture a été pour cette femme à la santé fragile «la seule source de pouvoir» dont elle disposait.

 

par Sonia Delesalle-Stolper

publié le 26 septembre 2022 à 5h06
 

Elle parlait comme elle écrivait. De manière ciselée, précise, limpide. Ses mots coulaient, de sa bouche ou sur le papier – elle écrivait à la main –, et vous vous surpreniez à redire ou relire ses phrases, comme on fait rouler sur le palais une gorgée d’un excellent vin. Avec plaisir, étonnement et gratitude. L’immense écrivain britannique Hilary Mantel est décédée jeudi 22 septembre à 70 ans, des suites d’une attaque cérébrale. Sa disparition creuse un trou béant dans la littérature anglo-saxonne contemporaine.

Elle était déjà révérée des critiques et éditeurs et d’un cercle de lecteurs fidèles lorsque le succès phénoménal de sa trilogie «le Conseiller» l’a cueillie en 2009, alors qu’elle avait déjà largement dépassé la cinquantaine. Dans l’ombre des Tudor, le Pouvoir et le Miroir et la lumière racontent la vie d’un fils de forgeron, Thomas Cromwell, qui deviendra le principal ministre du roi Henri VIII au XVIe siècle. Les deux premiers volumes obtiendront chacun le prestigieux prix littéraire du Booker Prize, du jamais vu, et la fin de la trilogie sera aussi inscrite dans la présélection du prix. Traduite dans 41 langues, la trilogie a été vendue à plus de cinq millions d’exemplaires dans le monde, été transposée avec succès au théâtre et dans une formidable série sur la BBC.

 

Hilary Mantel ne racontait pas seulement un personnage historique. Elle l’habitait, lui donnait chair et révélait ses pensées intimes, l’inscrivait dans une modernité étonnante qui tenait le lecteur en haleine de la première à la dernière page de ces tomes qui comptaient de plus de 700 pages.

«Trop d’ambition»

«J’étais inapte à être une enfant», a-t-elle écrit dans son autobiographie, Giving Up the ghost, publiée en 2003. Née le 6 juillet 1952 dans une famille d’origine irlandaise, l’écrivain est née Hilary Thomson, dans le nord de l’Angleterre et dans une famille pauvre. Elle raconte s’être souvent sentie à part, dans son village, gamine aux yeux immenses et à l’imagination incontrôlable. Elle a sept ans lorsque sa mère installe son amant au sein du domicile conjugal. Son père partira au bout de quatre ans. Elle ne le reverra plus. Hilary et ses deux frères héritent alors du nom de famille du nouveau compagnon de leur mère, Mantel.

Elle part étudier à Londres, le droit, dans la prestigieuse London School of Economics, avant de renoncer et de rejoindre son fiancé Gerald McEwen, qui étudie alors la géologie à Sheffield. Le couple se mariera, divorcera, et se remariera l’année d’après pour ne plus jamais se quitter. Elle a à peine 20 ans et elle souffre déjà, terriblement. Elle souffrira toute sa vie. Pendant des années, elle consulte médecins après médecins pour trouver la cause de ses douleurs. En vain. Un psychiatre estime qu’elle souffre probablement de «trop d’ambition» et lui suggère d’arrêter d’écrire, racontera-t-elle. Heureusement, têtue, elle ne l’a pas écouté.

Mère fictive

En fait, elle souffre d’endométriose et le diagnostic est enfin posé alors qu’elle a 27 ans. Elle vit avec celui qui est devenu son mari au Bostwana, et lit un livre qui décrit précisément ses symptômes. Elle obtient enfin des médecins qu’ils se penchent sur sa maladie. Mais elle est mal opérée et ne pourra jamais avoir d’enfants. Et elle continuera à souffrir. «Pour moi, cette condition et les tentatives pour la soigner ont dévasté ma vie. De nombreux cas restent non-diagnostiqués pendant des années, causant une détresse immense. Je suis heureuse d’avoir joué un petit rôle en démarrant une conversation sur cette condition. Les écrivains se reprochent si souvent d’être inutiles à la société.» Dans son autobiographie, elle imagine sa vie avec la fille qu’elle n’a jamais eue, qu’elle nomme Catriona.

Elle commence à écrire tôt, tout en enseignant, avant de finalement se consacrer entièrement à l’écriture. Elle écrira 17 romans. Elle explique qu’il s’agit d’un choix conscient. En partie en raison de sa faiblesse physique. «C’est ce qui m’a permis d’être moi, c’était ma source de pouvoir et c’était la seule que j’avais et c’était aussi la source de pouvoir la moins onéreuse qui soit. Les mots sont gratuits», raconte-t-elle à The Observer en 2003.

Regard acéré sur le monde

Après un séjour en Arabie Saoudite, Hilary Mantel s’était installée avec son mari dans un village du Devon, loin du tumulte londonien. Elle qui a passé tant de temps dans le passé, restait sur le qui-vive, profondément ancrée dans la réalité. Et cela l’agaçait. Elle n’aimait pas qu’on lui demande de comparer des personnalités politiques contemporaines à celles du passé. «Je pense simplement que j’accorde trop de valeur au recul de vue. C’est pourquoi je ne dresserai pas de parallèles. Je pense que si vous le faites, vous transformez des personnes réelles en des sortes de figures fantasmées, ce que, malheureusement, elles ne sont pas. Elles sont réelles, présentes et dangereuses», disait-elle dans une interview au Guardian, il y a seulement une dizaine de jours. Elle pensait sans aucun doute, entre autres, à Boris Johnson. «Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, dans différents contextes. C’est une personnalité complexe, mais la vérité très simple est qu’il ne devrait pas être dans la vie publique. Et je suis sûre qu’il le sait.»

Dotée d’un humour très grinçant, elle portait sur le monde un regard acéré. Elle avait été critiquée par des royalistes lorsqu’elle avait, dans un discours lors d’un prix littéraire, comparé la princesse Kate à une mannequin de vitrine, parfaite, sur laquelle le public projetait un fantasme de minceur, de mère parfaite, de princesse idéale. Elle ne croyait pas en la monarchie, elle pensait même qu’elle ne survivrait sans doute encore que pendant une ou deux générations. Quant au Brexit, elle lui vouait une animosité féroce. Elle se disait «honteuse de vivre dans une nation qui a élu ce gouvernement, et s’est laissée diriger par lui». Avec son mari, ils devaient d’ailleurs déménager dans quelques semaines vers l’Irlande, pour «redevenir européens et faire à nouveau partie de la grande histoire», avait-elle confié dans une interview à CBS Saturday Morning.

Son agent littéraire et ami depuis de longues années, Bill Hamilton, a regretté cette «énorme perte pour la littérature». L’an dernier, dans une interview au Guardian, Hilary Mantel confiait avoir envie de «travailler plus sur du théâtre». «Mais je pense que ça dépendra de mes capacités physiques. S’il s’avère que j’ai attendu trop longtemps, il n’y a rien à regretter.»

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