Publié lundi 24 octobre 2022

C’était un vendredi soir un peu frisquet de début octobre. De retour du cinéma, je fendais la nuit sur mon vélo quand, au rond-point de Montriond, près de la gare de Lausanne, une voiture m’emboutit. La petite automobile grise s’arrêta immédiatement, sa vitre se baissa. Apparut alors un homme en costume, un brin dandy, arborant un bouc et des lunettes rondes qui lui conféraient un air de professeur Tournesol.

Ce fut un accident très «suisse». L’homme, affable, s’empressa de me prier de l’excuser de ne pas m’avoir vu. Ce à quoi je rétorquais que c’était de ma faute, n’ayant pas enclenché mes habituels phares. Il me tendit sa carte de visite et chacun repartit dans la nuit. Le lendemain, je méditais sur sa carte. L’homme avait un je-ne-sais-quoi de mystique, son phrasé vieille France semblait receler quelque savoir occulte. Une rapide recherche sur la Toile confirma mon intuition: Daniel Bolens n’est autre que le Grand Maître de l’Ordre maçonnique mixte international «Le Droit humain», une obédience forte de 31 000 membres, présente dans le monde entier. Un appel plus tard, rendez-vous était pris.

Grand Maître

A Pully, dans son grand appartement, il invite à prendre place dans son bureau au parquet craquant. La pièce constitue un véritable cabinet de curiosités: d’un côté, des sabres, dagues et fusils en bois témoignent du penchant militariste de ce colonel de l’armée suisse. De l’autre, des marteaux de juge, des fanions et d’étranges insignes métalliques révèlent sa passion maçonnique. Ce n’est pourtant pas le parfum de l’inconnu qui a poussé Daniel Bolens à entrer en loge: tant sa famille que celle de son épouse entretiennent une tradition maçonnique depuis plusieurs générations.

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S’il devient franc-maçon à l’âge de 34 ans, c’est pour «ouvrir une fenêtre sur d’autres perspectives» et réfléchir au «sens de [sa] présence sur terre». Il s’engage alors au sein de la Grande Loge Alpina, la principale obédience helvétique où, selon l’imagerie maçonnique, il participe à bâtir le «grand temple de l’humanité», à force de débats sous la voûte étoilée. Si la politique est bannie des débats, certaines valeurs cardinales traversent les époques: la volonté de perfectionnement, la fraternité universelle, l’individu comme maillon central de la société.

«Mais la franc-maçonnerie est avant tout une maïeutique, martèle Daniel Bolens. Elle vise à accoucher les esprits, elle pose les questions sans donner les réponses. Surtout, elle doit déboucher sur l’action.» Pour ce radical «courant historique» qui a effectué un bref passage par le Conseil communal de Pully, cet engagement se traduit notamment à travers l’armée, où il était officier de carrière. Sous les drapeaux, il participe en 1989 à une mission en Namibie, alors que le pays, en plein processus d’indépendance, était en proie à de violents combats. Parti avec les troupes sanitaires, où il est instructeur, il effectue un rapport pour l’ONU.

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En 2002, après presque vingt ans dans la loge Alpina, il quitte cette obédience exclusivement masculine pour s’engager dans Le Droit humain, qui compte 60% de femmes. Fondée en 1893 à Paris, cette loge progressiste milite pour l’égalité hommes-femmes dans la maçonnerie et en dehors. Daniel Bolens de citer son fondateur, le médecin et politicien Georges Martin, en réponse au ministre Jules Ferry, qui défendait le «devoir d’apporter la civilisation en Indochine»: «Les peuples primitifs, ce sont ceux qui tiennent leurs femmes en dépendance.»

En 2017, le Lausannois prend la tête du Droit humain, une fonction qui l’amène à voyager dans le monde entier, à la rencontre des membres répartis dans une soixantaine de pays, du Liban au Venezuela, en passant par l’Afrique du Sud. Il a laissé les rênes en mai dernier, les mandats étant limités à cinq ans.

Vers l’essentiel

Il tire de cette expérience une profonde foi en l’universalisme: «Le Droit humain est composé de femmes et d’hommes de cultures, de religions et d’opinions différentes. Cette diversité est un tremplin pour retrouver l’être humain dans ce qu’il a de plus fondamental, au-delà de ses spécificités culturelles. On ne parle pas forcément la même langue, on ne se comprend pas toujours, mais cela nous incite à nous demander ce que l’on a en commun. Voilà ce qui m’a bouleversé dans cette obédience: la rencontre de l’être humain dans ce qu’il a de plus essentiel.»

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Sa successeure à la tête de la section suisse, qui souhaite ne pas être «révélée» et a collaboré pendant près de vingt ans avec lui, évoque «un homme qui sait coopérer et qui sait écouter, bien qu’il soit de formation militaire». Pendant son mandat de Très Puissant Grand Commandeur (selon la terminologie maçonnique «un brin pompeuse et très XIXe siècle», dixit Daniel Bolens), «il a énormément œuvré à nous faire connaître à l’international, avec son tempérament rassembleur». Depuis la fin de son mandat, Daniel Bolens se consacre à documenter l’histoire de la loge, participant notamment à un ouvrage à paraître retraçant l’histoire de la franc-maçonnerie en Suisse.


Profil

1949 Naissance à Lausanne dans une famille traditionnellement maçonnique.

1983 Entrée à la Grande Loge Alpina.

1989 Mission de six mois en Namibie avec l’armée suisse.

2002 Départ de la loge Alpina et entrée dans l’Ordre maçonnique mixte international «Le Droit humain».

2017 Devient président du «Droit humain».


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