https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/23/la-proposition-de-loi-sur-l-exposition-des-enfants-aux-ecrans-risque-de-se-transformer-en-loi-de-bonne-conscience_6166689_3232.html

 

 

 

Les écrans ne doivent pas être considérés uniquement comme des produits potentiellement toxiques, avertit, dans une tribune au « Monde », le psychiatre Serge Tisseron, avant l’examen du texte par le Sénat.

Publié hier 23.03.23 à 14h00

 

La proposition de loi n° 757 relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans, présentée en janvier par les députées Caroline Janvier et Aurore Bergé, avec d’autres membres du groupe Renaissance ou apparentés [et transmise au Sénat le 8 mars], correspond aux attentes de nombreux parents. Elle cible avec raison les 0-6 ans, qui sont les plus vulnérables et dont la consommation à cet âge accroîtrait le risque d’usage excessif ultérieur des outils numériques. Certaines de ses propositions relèvent de l’autorité de l’Etat, comme l’obligation de faire figurer des messages de mise en garde sur les emballages et publicités des produits numériques ou l’insertion de recommandations dans le carnet de grossesse sur une bonne utilisation des écrans.

En revanche, d’autres dépendront du bon vouloir des structures auxquelles la loi fait référence. C’est notamment le cas pour les municipalités, à qui revient l’organisation des temps périscolaires, en particulier des fameuses pauses méridiennes. Celles-ci sont trop souvent occupées par des temps d’écran que des éducateurs organisent en utilisant des vidéos qu’ils ramènent de chez eux et dont ils ne montrent parfois aux jeunes enfants que la première partie, compte tenu de la durée disponible.

Il est essentiel de former les éducateurs à des jeux collectifs afin qu’ils soient moins enclins à mettre les enfants devant un écran aussitôt qu’il pleut, de renforcer les pôles régionaux d’éducation aux images, et de créer une plate-forme mutualisée sur laquelle des courts-métrages seraient disponibles avec une indication d’âge, de façon à permettre aux personnes responsables des pauses méridiennes de se fournir en films de qualité correspondant aux capacités de compréhension des enfants auxquels ils s’adressent.

S’il n’y a pas de bon écran avant 3 ans (sauf par un usage accompagné), c’est en effet différent entre 3 et 6 ans. Mais il est vrai que tout cela implique d’envisager les écrans autrement que comme des produits potentiellement toxiques et de prendre en compte leurs contenus et leur accompagnement. Or, c’est justement sur ces points que cette proposition s’avère le plus problématique.

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Tout d’abord, les divers écrans y sont traités de façon indistincte et considérés uniquement du point de vue de leur durée d’utilisation. Or, tous les experts s’accordent aujourd’hui sur un point : si le temps passé sur les écrans est le moins mauvais critère possible d’un usage problématique, c’est en même temps un très mauvais critère. Autrement dit, il est essentiel de prendre en compte à chaque fois la possibilité d’un accompagnement, le caractère interactif ou non interactif du support, et les contenus plus ou moins adaptés à l’âge de l’utilisateur. D’ailleurs, l’effet isolé des écrans sur le développement diminue lorsqu’on prend en compte le manque d’accès aux jouets, aux loisirs, aux équipements extérieurs, et le manque de personnes disponibles, physiquement ou psychiquement, pour les interactions.

L’indispensable information des parents

Or, ces deux facteurs sont associés à des conditions socio-économiques défavorisées. Plus que le temps passé devant les écrans par un enfant, c’est l’évaluation de son mode de vie général et le retentissement de leur utilisation sur sa santé globale qui doivent être pris en compte. Espérons qu’un jour les espaces sportifs, les cours et gymnases des écoles publiques seront accessibles en dehors des heures scolaires, notamment le week-end, et que les enfants pourront bénéficier la semaine d’activités encadrées. Et dont le coût pour les parents dépendra de leurs revenus, sur le modèle du prix d’un repas à la cantine scolaire.

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Dans le même ordre d’idées, il est problématique que cette loi prétende trouver sa place « via l’insertion d’un chapitre dédié dans le code de la santé publique, aux côtés de la lutte contre les dépendances telles que le tabagisme ou l’alcoolisme ». C’est assimiler les écrans à des substances toxiques dont il faudrait limiter la consommation. Pourtant, il n’existe pas pour la communauté internationale d’« addiction aux écrans ».

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Seule existe depuis 2018, dans la onzième version de la Classification internationale des maladies, un « gaming disorder », traduit sur le site francophone de l’Organisation mondiale de la santé par « trouble du jeu vidéo ». Pour que l’on puisse parler d’addiction, le trouble doit exister depuis plus de douze mois avec des conséquences importantes sur l’ensemble de la vie : tous les autres centres d’intérêt sont délaissés, y compris le sommeil et les repas. Il s’agit en outre d’une addiction dite « comportementale », très différente de l’addiction à une substance toxique.

Enfin, cette loi centrée sur « l’exposition excessive des enfants aux écrans » n’évoque pas l’indispensable information des parents sur les risques que fait courir à leur progéniture l’usage de leur téléphone mobile alors qu’ils sont en interaction avec eux. Cette pratique, appelée « technoférence », peut générer un sentiment d’abandon qui perturbe la mise en place d’un attachement sécurisant avec des troubles comportementaux possibles, et même un risque accru d’accidents. Autrement dit, dans les premières années de la vie, le problème est bien autant la « surexposition des enfants aux parents scotchés à leur écran » que la « surexposition des enfants aux écrans ».

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Pour toutes ces raisons, cette loi pourrait rapidement, si l’on n’y prend pas garde, se transformer au mieux en « loi de bonne conscience », et au pire favoriser des campagnes axées sur la réduction du temps d’écrans en ignorant l’apprentissage de leurs usages vertueux et la nécessité pour les enfants de bénéficier d’alternatives. La prévention des abus d’écrans relève autant du soutien à la parentalité et de la politique de la ville que des messages visant à en réduire la consommation.

Serge Tisseron est psychiatre, membre du Conseil national du numérique. Il a récemment publié Le Déni ou la fabrique de l’aveuglement (Albin Michel, 2022) et Vivre dans les nouveaux mondes virtuels. Concilier empathie et numérique (Dunod, 2022).

 

 

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