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La défense du conservatisme traditionaliste russe face au modernisme de l’Occident, considéré comme décadent, constitue le ressort idéologique de l’invasion de l’Ukraine par le président russe, explique l’essayiste, dans un entretien au « Monde ».

Propos recueillis par Nicolas Truong ....Publié le 30 mars 2022

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Spécialiste de la philosophie russe, Michel Eltchaninoff est également rédacteur en chef à Philosophie magazine. Il a notamment publié Lénine a marché sur la lune. La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes (Solin-Actes Sud, 256 pages, 21 euros) et vient de rééditer une version augmentée et actualisée de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, « Babel », 208 pages, 7,50 euros), ouvrage dans lequel il analyse le « substrat intellectuel » du président russe qui se considère comme « un philosophe de la mission civilisationnelle de la Russie, et aussi comme un historien ».

Quelles raisons idéologiques ont poussé Vladimir Poutine à envahir l’Ukraine ?

L’indépendance de l’Ukraine est vécue par Vladimir Poutine comme « une tragédie ». Elle est « le résultat d’un travail délibéré de forces qui ont toujours tendu à briser notre unité », dit-il, dans le sillage d’Ivan Ilyine [1883-1954], ce philosophe qui imaginait déjà une « dictature nationale » comme remède au chaos séparatiste qui suivrait la fin du communisme et qui est une de ses grandes références intellectuelles. Vladimir Poutine affirme depuis longtemps que « Kiev est la mère des villes russes », selon une formule attribuée au prince Oleg au Xe siècle, et prétend restaurer « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ».

Sa conviction repose sur une vision biaisée de l’histoire, écrite à l’époque impériale, au XIXe siècle, qui établit un lien de continuité entre la principauté de Kiev [IXe-XIIIe siècle] et l’origine de la Russie contemporaine, qui se met en place à partir du XIIIe avec le royaume de Moscovie. Or, la Rus’ de Kiev est un empire multiethnique et non pas une entité slave. Ainsi, la vision de Vladimir Poutine est-elle une reconstruction impériale.

L’Ukraine redécouvre son identité au XIXe siècle et devient même une République indépendante en 1919. Les famines de 1932-1933, la répression des dissidents et de sa culture vont nourrir sa volonté d’indépendance à l’égard de l’Union soviétique, obtenue en 1991 après un vote massif en sa faveur.

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De la révolution orange de 2004 au Maïdan de 2013-2014, la volonté d’indépendance politique de l’Ukraine n’a cessé de s’affirmer – les régions russophones adhérant, elles aussi, pleinement à Kiev. L’histoire impériale commune n’empêche pas le désir de souveraineté. Le 21 février, trois jours avant d’envahir l’Ukraine, Poutine a donné un cours d’histoire à la télévision russe en remontant au débat qui opposa, en 1922, Lénine – qui a, selon lui, mis « une bombe nucléaire » sous l’URSS en donnant aux républiques le droit à l’autodétermination – et Staline, qui voulait les inclure dans un grand ensemble étatique et dont il prend, sur ce point précis, le parti.

Juste avant d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a également rappelé l’intervention de l’OTAN en Serbie en 1999. Dans quelle mesure est-elle restée une blessure, voire un casus belli pour lui ?

C’est une humiliation majeure pour lui et incontestablement une des pierres angulaires de son intervention en Ukraine. Lorsque l’OTAN bombarde Belgrade, sans mandat des Nations unies, il faut le rappeler, Poutine s’apprête à devenir premier ministre et il perçoit dans cet événement l’aboutissement de la domination occidentale postsoviétique.

Malgré ses premières années dites « libérales », qui ne sont qu’une phase d’observation, Poutine va, peu à peu, se mettre à lutter contre ce qu’il perçoit comme une hubris occidentale – au lieu de mettre en place une réflexion collective, dans son pays, sur le siècle soviétique et ses tragédies.

Quelles sont les racines idéologiques du poutinisme ?

Son idéologie repose sur quatre piliers : un néosoviétisme, une slavophilie, un eurasisme et un conservatisme. Vladimir Poutine n’a jamais cru au communisme, mais il est sensible au patriotisme sacrificiel du soviétisme. Il pense que l’idée communiste était « une belle histoire dangereuse », notamment sur le plan politique et économique. Il n’a jamais été marxiste-léniniste, mais il reste soviétophile. Mythologie de la seconde guerre mondiale, apologie de la conquête spatiale, opposition au monde occidental composent le néosoviétisme de cet ancien lieutenant-colonel du KGB qui glorifie cette école des cadres d’élite du Parti qui l’a formé.

A partir de 2004, Poutine emprunte ce que j’appelle une « voie russe » forgée à partir de la deuxième génération des intellectuels slavophiles. Non pas celle des années 1830, avec des disciplines de l’idéalisme allemand de Hegel, Fichte et Schelling, qui pensent qu’un peuple particulier, comme la Russie avec son organisation politique locale, ses traditions paysannes et son orthodoxie, peut être porteur de l’universel. Mais celle de la deuxième génération, à partir de la défaite de la guerre de Crimée [1856], qui est plus offensive à l’égard de l’Occident.

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Cette deuxième génération est notamment incarnée par Nikolaï Yakovlevitch Danilevski [1822-1885], auteur de La Russie et l’Europe [1869], livre de chevet des élites poutiniennes, qui ajoute à la slavophilie originelle l’idée d’un développement organique de la Russie et d’une confrontation inévitable avec l’Occident, marqué par le règne du droit, la prééminence du commerce et une forme de matérialisme qui s’opposeraient frontalement à une Russie imprégnée de christianisme messianique et de spiritualité. L’apologie de la guerre et la croyance en un fondement biologique de la civilisation slave sont les deux vecteurs du poutinisme. Vladimir Poutine cite également Constantin Léontiev [1831-1891], penseur conservateur, qui voit dans l’Europe moderne une « catastrophe anthropologique », entrée en décadence depuis la Renaissance.

Pourquoi le conservatisme est-il devenu la doctrine officielle de la Russie à partir de 2013 ?

Après une réélection difficile en 2012, Poutine avait besoin de se relancer idéologiquement et de soulever l’adhésion du peuple russe autour de lui pour réussir son troisième mandat.

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Il a très attentivement suivi les manifestations contre le mariage pour tous en France, dont certains activistes s’étaient tournés vers l’ambassade de Russie afin qu’elle leur vienne en aide. Dans un grand discours tenu au Club Valdaï, en 2013, qui réunit les experts internationaux de la Russie, il critique le mariage entre personnes du même sexe et loue la famille traditionnelle. Face au péril que représente, selon lui, l’offensive libérale, la Russie doit attirer les conservateurs du monde entier, intellectuels et politiques opposés au triomphe du politiquement correct. Poutine veut faire de la Russie le pôle mondial du conservatisme.

Dans quelle mesure son conservatisme s’appuie-t-il également sur l’eurasisme ?

L’eurasisme est un courant né dans les années 1920, parmi des penseurs russes émigrés en Europe, notamment à Prague ou à Sofia. Ces intellectuels affirment que la Russie est une aire géographique et linguistique à part. La Russie n’a rien à voir avec le monde dit romano-germanique et l’Europe occidentale, assurent-ils, mais avec les populations asiatiques, notamment musulmanes, les Slaves et les peuples turciques qui composent une symphonie spécifique. Dans leur vision du monde, l’Eurasie a vocation à se tourner vers l’Orient.

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D’où la fidélité des élites poutiniennes à l’égard d’un penseur comme Lev Nikolaïevitch Goumilev [1912-1992], ethnologue et historien spécialiste des peuples des steppes. En résumé, Vladimir Poutine a trois livres de chevet : Nos missions [1954], d’Ivan Ilyine, théoricien de l’armée blanche, La Philosophie de l’inégalité [1918] de Nicolas Berdiaev [1874-1948], et La Russie et l’Europe de Nikolaï Yakovlevitch Danilevski. Poutine se considère d’abord comme un historien, mais il cite de nombreux philosophes. Depuis 2005, il développe une idéologie cohérente, même si l’eurasisme peut entrer en contradiction avec la « voie russe » orthodoxe.

Ses discours s’en prennent de façon virulente à la « cancel culture » et au « wokisme ». Poutine est-il un dictateur anti-woke ?

Assurément. En octobre 2021, au Club Valdaï, il explique que, après la chute du communisme, l’Occident s’est fourvoyé. D’une part en menant des guerres sans fin en Irak ou en Afghanistan : « Où sont les principes humanistes de la philosophie occidentale ? Ce n’est que du bavardage », déclare-t-il. D’autre part, dans des polémiques stériles. Il caricature les débats occidentaux en déplorant qu’on demande couramment aux enfants – sans l’accord de leurs parents – s’ils veulent changer de sexe, en se désolant qu’on ne peut plus lire Shakespeare parce qu’il véhiculerait des préjugés arriérés et que les minorités dictent leurs volontés à la majorité. Il explique même que la Russie avait connu le « wokisme » dans les années 1920, période des avant-gardes pour les élites intellectuelles, marquée par la libéralisation des mœurs avec des divorces à la minute et des films au sein desquels on pouvait voir évoluer des couples à trois.

Mais Poutine, là encore, fier de la supériorité russe, se réjouit que sa société ait réussi à dépasser ce moment, même s’il omet de rappeler que c’est la chape de plomb stalinienne qui referma brutalement cette parenthèse libertaire.

Selon Poutine, les Européens sont des enfants gâtés, zombifiés par la consommation, rivés à des querelles pathétiques sur la race et le genre. D’où cette révolte des masses, comme celle des « gilets jaunes », qu’il suivait de près. Face à cette décadence de l’Occident, la Russie posséderait une maturité et une supériorité qu’il faut défendre et préserver.

Les raisons de la guerre qu’il mène en Ukraine sont-elles donc civilisationnelles ?

Poutine mène en effet, dans son esprit de plus en plus enfermé dans l’idéologie, une guerre de civilisation. Il cherche à étendre la domination russe sur le continent eurasien. Dimanche 6 mars, le patriarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe russe, a expliqué à Moscou que le conflit ukrainien était une « lutte métaphysique » notamment contre les pays qui autorisent la Gay Pride. Les poutiniens considèrent qu’il s’agit d’un combat entre le conservatisme traditionaliste et le modernisme occidentaliste.

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Et, dans son discours du 21 février, Poutine renchérit en soutenant qu’« ils nous en veulent parce que nous existons ». Il évoque donc un péril existentiel. La Russie, ce plus grand pays du monde, est pour lui fondamentalement différente de la civilisation occidentale. Elle porte en elle une jeunesse et une force vitale que l’Europe a perdues depuis longtemps. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, il se prépare à la grande confrontation avec l’Occident.

Les dissidents russes ont-ils les moyens de s’opposer à la guerre ?

Le 6 mars, alors que le patriarche de Moscou justifiait cette « guerre de civilisation », de nombreuses manifestations féministes ont été réprimées. Or, ces mouvements féministes peuvent aujourd’hui parler aux citoyennes ordinaires russes, non seulement en expliquant que la guerre est une des nombreuses manifestations de la domination masculine, mais qu’elle menace leurs enfants, leurs amis et leurs maris.

Ainsi, de nouvelles formes de dissidence apparaissent, faisant renaître des initiatives dissidentes comme à l’ère soviétique, tels les samizdats [des ouvrages diffusés clandestinement] (désormais sur Internet) et l’humour ravageur. Puisque les citoyens n’ont pas le droit de dire « guerre » mais seulement « opération spéciale » , on voit des images et des montages circuler au sein desquels le chef-d’œuvre de Tolstoï ne s’appelle plus Guerre et Paix, mais « Opération spéciale et paix ». Comme au temps du soviétisme, l’humour, souvent noir, va redevenir une forme d’opposition à la guerre : l’arme du désespoir.