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Jésus, dont les chrétiens célèbrent aujourd’hui l’ascension, a parfois été comparé à Trotski ou Che Guevara. Qu’en est-il réellement ?

Publié aujourd’hui 26.05.22 à 00h22, mis à jour à 09h01 Temps de Lecture 7 min.

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Depuis le romantisme du XIXe siècle – dont le fameux livre d’Edouard Schuré, Les Grands Initiés (1889), est un bon représentant – s’est répandue l’idée que les fondateurs de religion seraient d’importants révolutionnaires. Ainsi Jésus a-t-il été régulièrement comparé à Léon Trotski ou à Che Guevara. Qu’en est-il en réalité ? Jésus fut-il vraiment un révolutionnaire ? Et, si oui, à quelle révolution a-t-il appelé ?

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La thèse selon laquelle Jésus aurait été un révolutionnaire politique a été développée à deux reprises : juste avant la guerre de 1914-1918, notamment par Karl Kautsky, le théoricien du marxisme allemand, et à la fin des années 1960, par le professeur anglais Samuel George Frederick Brandon (1907-1971).

Selon eux, Jésus était un rebelle politique, dont le caractère profondément séditieux fut progressivement gommé par ses disciples, mais cela resterait cependant perceptible dans quelques détails, comme son entrée triomphale à Jérusalem, lors de laquelle il est accueilli en roi par une foule en liesse, aux cris de « Liberté ! Louons celui qu’envoie le Seigneur ! Liberté jusque dans les lieux les plus élevés !  » (Matthieu 21, 9).

Le caractère politique de son procès accréditerait également cette théorie. Jésus n’a-t-il pas été associé à Barabbas et au larron, qui semblent être tous deux des brigands ? N’a-t-il pas déclenché au Temple une véritable émeute urbaine contre le système capitaliste des marchands ? Deux déclarations sont en outre assez troublantes : « Celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; de même celui qui a un sac ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une » (Luc 22,36) et « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt 10, 34).

Un discours et des actions pacifiques

Malgré son caractère séduisant, cette théorie ne repose que sur quelques éléments, contredits par tout le reste du texte évangélique. En effet, ces deux déclarations se comprennent à l’évidence de manière métaphorique : elles disent la difficulté du combat de la foi. Leur apparente brutalité est largement démentie par le récit de l’arrestation de Jésus : alors que Pierre tire son épée pour défendre son maître, celui-ci la lui fait rengainer pour indiquer clairement le refus de toute violence (Jean 17, 10-11).

Le discours de Jésus est par ailleurs clair : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. » (Lc 6, 27-29 ; cf. Mt 5, 38-48).

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Ces déclarations sont en outre confirmées par le récit des tentations au désert (Mt 4, 1-11 ; Lc 4, 1-13) qui montrent Jésus en train de rejeter les sollicitations du pouvoir et de la richesse. Comment concilier de telles déclarations avec un discours révolutionnaire ? Les actions du Galiléen – enseigner, guérir, discuter avec les gens qu’il rencontre – ne sont pas non plus celles d’un révolutionnaire…

Et, parmi ses disciples, on trouve des nantis, dont un collecteur de taxes (Lc 5, 27-29), ou la femme de l’intendant d’Hérode, personnage parmi les plus importants de Galilée (Lc 8, 3) ; un autre est familier du grand prêtre (Jn 18, 15-16). Quant à Jésus, il est reçu à la table des riches pharisiens (Lc 11, 37-38). Il discute avec Nicodème, « un des notables juifs » (Jn 3, 1). Jésus est donc un personnage public, et non un factieux ou un marginal ; et ses disciples semblent bien intégrés dans le tissu social judéen et galiléen.

Un juif ancré dans son époque

Si Jésus n’a rien d’un révolutionnaire politique, ne s’accordera-t-on pas alors pour dire qu’il est un révolutionnaire religieux ? N’a-t-il pas abrogé la Torah en permettant à ses disciples de grappiller des épis de blé lors du shabbat (Mt 12, 1 ; Lc 6, 1) – jour où toute activité doit être suspendue afin de rendre hommage à l’action créatrice de Dieu –, estimant que « le shabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat » (Marc 2, 27) ? Surtout, n’a-t-il pas contesté l’institution du Temple dont il dénia toute légitimité, fustigeant ce qui était devenu à ses yeux un « repaire de brigands » (Mt 21, 12-13 ; Mc 11, 15-17 ; Jn 2, 13-16) ?

« Faire de Jésus un révolutionnaire religieux, c’est méconnaître sa façon de se présenter dans la continuité de la Révélation »

Là encore, ces considérations semblent quelque peu datées ; elles font du judaïsme une sorte de système sclérosé que la moindre contestation ferait voler en éclats. Concernant la question du shabbat, par exemple, on voit bien que Jésus se coule au contraire dans les discussions des docteurs de la Loi juive pour savoir si la loi du shabbat l’emporte sur toutes les autres, y compris celles où la vie est en jeu.

Il utilise d’ailleurs le mode d’argumentation habituel du judaïsme, en invoquant un précédent biblique, celui du roi David qui avait été contraint de manger des pains sacrés dérobés dans le Temple (Mt 12, 2-8). Par ailleurs, lors de la guérison des lépreux, il respecte la démarche prévue par la Loi en pareil cas qui consiste à aller voir le prêtre (Mc 1, 44).

Quant à la question du Temple, les découvertes faites à Qumrân prouvent que la critique de cette institution n’était pas étrangère au judaïsme. Une partie des textes dits « de la mer Morte », qui étaient vraisemblablement esséniens [courant juif antique très observant, représentant une forme d’intégrisme religieux], considéraient en effet que le Temple d’alors était irrémédiablement souillé par des grands prêtres impurs, affirmant qu’il faudrait une guerre eschatologique et la venue d’une sorte de grand prêtre parfait pour que les sacrifices agréés par Dieu puissent reprendre.

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Du reste, faire de Jésus un révolutionnaire religieux, c’est méconnaître sa façon de se présenter dans la continuité de la Révélation. Sur ce point, l’épisode le plus caractéristique se déroule dans la synagogue de Nazareth. Alors que Jésus lit le passage d’Isaïe, où l’on prévoit les actions du Messie à venir, il s’exclame : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez » (Lc 4, 21), soulignant par là la profonde continuité entre ce qu’il fait et ce qui était annoncé par les prophètes juifs. Concernant la Loi de Moïse, ne dit-il pas ailleurs : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Mt 5, 17) ?

Des études venues des milieux scientifiques juifs s’accordent également sur la profonde continuité entre Jésus et son époque. Joseph Klausner (1874-1958), dans son Jésus de Nazareth, dressait dès 1922 le portrait d’un rabbi réformateur proche des autres grands réformateurs juifs de son temps que furent Hillel ou Aqiba.

En 1970, dans son Jésus, David Flusser (1917-2000) relevait les profondes similitudes entre le discours du Christ et le mouvement pharisien, notant que la seule différence résidait peut-être dans une plus grande exigence sociale. Et, en 1978, avec un livre au titre programmatique, Jésus le juif, Geza Vermes (1924-2013) rappelait que le comportement même de Jésus évoquait celui des prophètes charismatiques dont le Talmud conserve le souvenir, tels « Honi le traceur de cercles » ou Hanina ben Dossa.

Un renversement des valeurs

Si Jésus ne révolutionne ni la politique ni les pratiques religieuses, en quoi présente-t-il un quelconque intérêt et pourquoi a-t-il eu une telle influence ? Jésus fut bien un révolutionnaire, mais ce sont les valeurs qu’il bouleversa. Pour le comprendre, il importe de revenir à la définition même de ce qu’est une révolution.

Malgré l’usage abusif actuel qui qualifie de révolutionnaire tout changement infime, une révolution désigne très précisément une inversion des rapports de force entre des groupes sociaux. C’est très exactement ce que Jésus opère dans son discours : des valeurs attachées autrefois à l’élite sont mises à la portée des plus pauvres, ce qui est proprement une révolution de valeurs. Quatre grandes valeurs connaissent ainsi une révolution christique.

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La paix, tout d’abord, apanage des rois et empereurs ; eux seuls avaient le pouvoir de déclarer la guerre et de conclure la paix. Mais Jésus d’affirmer : « Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9), en faisant une allusion claire à la dignité aristocratique qu’il accorde à ses disciples – le titre de « fils de Dieu » étant habituellement conféré au souverain, dans les monarchies orientales et hellénistiques.

La clémence, ensuite, vertu réservée aux princes, lesquels ont droit de vie ou de mort sur leurs sujets, ainsi qu’aux juges qui agissent en leur nom : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44), rétorque Jésus, étendant cet idéal à tous les disciples.

« Jésus fut bien un révolutionnaire, mais ce sont les valeurs qu’il bouleversa »

La générosité – nommée également « évergétisme » lorsqu’elle est appliquée aux grands travaux (bains, bibliothèques, fontaines, théâtres) financés par des particuliers – est, elle aussi, transformée en idéal pour tous. Dans sa réflexion sur la pauvre veuve et le riche pharisien (Mc 12, 44), Jésus enseigne effectivement que la modeste obole de la veuve compte davantage que les sommes faramineuses offertes par le pharisien : tout le monde est appelé à devenir évergète, proclame donc le texte.

La sagesse, enfin, un des attributs des rois juifs (comme Salomon) et des princes hellénistiques éclairés, est attribuée à Jésus dans un texte qui illustre parfaitement la révolution à l’œuvre : « Le jour du shabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d’étonnement, de nombreux auditeurs disaient : “D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, si bien que même des miracles se font par ses mains ? N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Joses, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous” » (Mc 6, 2-3). Comment le fils d’un charpentier pourrait-il être sage, se questionnent les spectateurs avec surprise, la sagesse étant réservée aux princes ?

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Ce renversement des valeurs se condense dans la figure du royaume de Dieu – le terme grec employé pour le désigner, basileia, signifiant à la fois le royaume, le règne, la royauté. L’analyse de ceux qui sont appelés à la royauté par Jésus permet de prendre la mesure du bouleversement : il s’agit des pauvres (Mt 5, 3), des enfants (Mc 10, 13-16), des étrangers (Mt 8, 11), des femmes – et tout particulièrement des prostituées (Mt 21, 31). Et Jésus de prévenir : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Mc 10, 25).

Ce Royaume, comme l’indique clairement la première demande de la plus célèbre prière chrétienne, le Notre Père, est d’ailleurs dès le début exclu de la sphère politique. « Que ton règne vienne » : ce n’est pas à l’homme de s’en occuper.

Cet article a initialement été publié dans « Le Monde des religions » n° 63, daté janvier-février 2014.

Régis Burnet est professeur de Nouveau Testament à l’université catholique de Louvain et auteur, entre autres, de « 24 heures de la vie de Jésus » (PUF, 2021).