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https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/13/les-energies-fossiles-ont-contribue-a-forger-un-sentiment-de-pouvoir-illimite_6165235_3232.html

 

Lutter contre le réchauffement climatique implique de s’interroger sur nos « pétrocultures », affirme, dans un entretien au « Monde », la chercheuse américaine en sciences sociales, qui analyse notamment les liens entre énergie et identités de genre.

Propos recueillis par

Publié aujourd’hui 13.03.23

 


« Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes », de Cara New Daggett, traduit de l’anglais par Clément Amézieux, Wildproject, 196 p., 12 €.

 

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https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/13/les-energies-fossiles-ont-contribue-a-forger-un-sentiment-de-pouvoir-illimite_6165235_3232.html

Cara New Daggett, qui enseigne les sciences politiques à l’université Virginia Tech (Virginie, Etats-Unis), a écrit un livre remarqué sur l’histoire des énergies fossiles et leurs liens avec l’émergence du travail industriel, le capitalisme et l’expansion coloniale (The Birth of Energy. Fossil Fuels, Thermodynamics, and the Politics of Work, Duke University Press, 2019, non traduit). Cette spécialiste d’écologie politique féministe vient de publier en français Pétromasculinité (Wildproject, 196 pages, 12 euros), où elle s’intéresse à la façon dont les identités de genre structurent les enjeux énergétiques.

Les énergies fossiles ne constituent pas seulement un bien de consommation et un marché, elles soutiennent également une vision du monde. Comment s’est-elle développée ?

On a tendance à considérer l’énergie comme une ressource que l’on consomme de façon rationnelle, sur la base de son coût, de ses avantages et risques. Or, la valeur que nous lui accordons est aussi liée à des croyances, des récits, des émotions. Les « pétrocultures » se sont développées sur l’idée que l’utilisation intensive et sans cesse croissante d’énergie est nécessaire à une « bonne vie ».

Cette croyance s’est imposée au XIXe siècle avec le moteur à charbon, qui n’était pas beaucoup plus puissant à l’époque que l’énergie hydraulique, comme l’a noté l’écologue suédois Andreas Malm, mais qui a produit une force à la demande, déconnectée des saisons et des flux naturels. Si les énergies fossiles ont apporté des avantages, elles ont également intensifié l’impérialisme et la violence, et ont contribué à forger un sentiment de maîtrise et de pouvoir illimité qui ne laisse aucune place à la suffisance et à l’équilibre.

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Aujourd’hui, la quête d’une énergie toujours plus intense est étroitement associée à la croissance de la productivité et du travail, des activités perçues comme vertueuses en elles-mêmes, presque déconnectées de la valeur de ce qui est produit ou travaillé, et de la question de savoir si cela a un sens pour le bien-être des personnes.

Comment cette pétroculture influe-t-elle sur les politiques climatiques ?

Ces idées sont fondamentales pour comprendre pourquoi nos sociétés paraissent aussi tétanisées face au changement climatique. En effet, depuis le XIXe siècle, chaque nouvelle source d’énergie n’a pas remplacé les anciennes mais s’est surtout ajoutée à la croissance globale de la consommation d’énergie.

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Il ne suffit donc pas d’un changement technique – développer les énergies éolienne et solaire par exemple – pour lutter contre le réchauffement climatique ou garantir une distribution plus juste, alors même que de nombreuses personnes manquent désespérément d’énergie, de nourriture et de logement. Une transformation radicale est nécessaire afin de revoir la façon dont l’énergie est évaluée : quelle est la quantité suffisante pour vivre correctement ? Comment doit-elle être partagée ?

Pourquoi dites-vous qu’il y a une « intrication » entre le masculin et les combustibles fossiles ?

La masculinité a de nombreuses expressions, et n’est pas intrinsèquement destructrice sur le plan écologique. Mais il existe une relation entre un type particulier de masculinité dominante – que j’appelle « pétromasculinité » – et les énergies fossiles.

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Au XIXe siècle, lorsque les pétrocultures ont émergé, elles se sont construites sur des cultures modernes qui pratiquaient le pouvoir par le biais de hiérarchies de genre, de race et de classe. Les études féministes ont montré que la définition de ce qui était productif, improductif ou reproductif s’est construite sur une vision du monde où la subordination des femmes et l’exploitation de la nature sont liées l’une à l’autre. Dans la vision occidentale moderne du monde, la nature est perçue comme extérieure à l’humain et devant être améliorée. Sa maîtrise et son contrôle sont considérés comme des projets éthiques visant à mettre la reproduction de la nature au service du profit.

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Les combustibles fossiles ne sont pas seulement une ressource qui donne du pouvoir et du profit à un Etat ou à une entreprise, même si ces dimensions sont cruciales. Leur extraction et leur utilisation sont également liées à une identité et à des croyances selon lesquelles la productivité et l’exploitation intensive de l’énergie, sous la direction de l’homme occidental, vont améliorer le monde.

Vous écrivez que cette pétromasculinité est emblématique des milieux conservateurs et d’extrême droite aux Etats-Unis…

Les deux grands partis américains ont historiquement soutenu les énergies fossiles, même si le Parti démocrate s’est montré plus disposé à lutter contre le réchauffement climatique. Si la relation est plus étroite avec la droite américaine, c’est que les pétrocultures sont liées au sentiment d’une Amérique perdue, celle des autoroutes et des banlieues, où la division de l’espace était à la fois raciale et sexiste. Il s’agissait essentiellement d’espaces réservés aux populations blanches et aisées. Le domicile était séparé de l’espace public par des routes, avec une femme au foyer et un homme soutien de famille.

Les compagnies pétrolières et gazières ont associé la défense des énergies fossiles à la nostalgie de ce mode de vie conservateur. Le réchauffement climatique remet en question l’identité de l’homme américain droit et respectable, qu’une partie de la population, y compris des femmes, perçoit comme attaquée par les élites urbaines, les politiques climatiques, les féministes et les mouvements antiracistes. Cela explique pourquoi déni climatique et antiféminisme apparaissent si souvent liés dans les mouvements de droite et d’extrême droite, ainsi que l’adhésion de certains de leurs membres à un autoritarisme décomplexé.

« Pétromasculinité » explore les relations de domination qui traversent l’histoire des énergies fossiles

La crise énergétique et les transformations qu’elle impose ne sont pas juste affaire de technique. Elles impliquent aussi d’interroger les valeurs, les croyances et les enjeux de pouvoir qui sous-tendent les résistances au changement. C’est à ce questionnement que s’attachent les travaux de Cara New Daggett, dont les recherches s’inscrivent dans le champ des sciences humaines de l’énergie (energy humanities), un courant en plein essor aux Etats-Unis et au Canada.

La spécialiste d’écologie politique féministe propose une réflexion ambitieuse et documentée sur la façon dont les identités de genre structurent la question énergétique et climatique. S’appuyant sur de nombreux auteurs, tant dans les domaines de l’écologie politique, de l’anthropologie des techniques et des études féministes, les trois articles qui composent l’ouvrage ont été écrits entre 2018 et 2020. Ils analysent les relations de domination et les violences – colonialistes, écocidaires, sexistes – qui traversent l’histoire des énergies fossiles, et dont l’extrême droite américaine, à la fois misogyne, raciste et climato-négationniste, fait figure d’héritière assumée.

En mettant au jour la continuité des récits qui perpétuent le mythe d’un désir universel de l’humanité à toujours plus d’énergie, ou celui de la réduction des inégalités par l’abondance, l’ouvrage propose une autre vision, écologique et féministe, des enjeux énergétiques, ouvrant de nouvelles voies vers une transition juste.