Imprimer
Catégorie : Articles Publique
Affichages : 1070

 

https://www.letemps.ch/culture/livres/devenir-mere-roman-dune-transformation-signe-virginia-helbling

 

 

A lire Où naissent les mères de Virginia Helbling, on se rend compte une nouvelle fois combien la maternité (l’accouchement et les premiers mois du nourrisson) demeure rare dans la fiction. Alors que la longue tradition du roman de formation aligne des dizaines de jeunes hommes en route vers l’âge adulte, pas de traces de jeunes femmes qui traversent le miroir, l’avant-après maternité, pourtant grande transformation s’il en est.

Beaucoup de récits à la première personne sont venus depuis combler le vide, comme celui de Rachel Cusk écrit en 2001, traduit en français en 2021 (L’Œuvre d’une vie. Devenir mère, L’Olivier), où la réalité crue du maternage fait voler en éclats les poncifs paternalistes et libère le pan révolutionnaire de ce moment de vie.

Communion avec la forêt

La réussite d'Où naissent les mères, excellemment traduit par Lucie Tardin, vient de ce que la Tessinoise Virginia Helbling suit les contours du roman de formation tout en les retournant comme un gant. Le parcours décrit sera doublement intérieur, c’est-à-dire intime et confiné à la maison, dans la solitude des tétées toutes les deux heures, mais s’ouvrira petit à petit à une communion de plus en plus puissante avec la nature et la forêt. La narratrice ne passe pas de l’enfance à l’âge adulte mais d’un état de dépossession de soi-même à une découverte et une affirmation de soi, un ancrage renouvelé, révélé, dans le monde.

Lire aussi: Le choc de la maternité

On découvre la narratrice alors qu’elle vient d’accoucher de sa fille Helena à l’hôpital quelques heures plus tôt. Elle raconte la première douche après l’accouchement: «Ereintée. Je sens le sang et la sueur. Sous la douche, j’ai la tête qui tourne, je m’appuie contre les carreaux pendant que le jet d’eau me pince le dos et que ma peau s’épaissit de frissons. J’ai presque mal en l’effleurant, c’est une peau de fièvre, de vieille malade.» Elle dépeint cet état d’hypervigilance envers sa fille: «Je ne serai jamais plus celle d’avant. Même à distance, même en dehors de moi, elle me tient. […] Mon ouïe s’est aiguisée instinctivement, prête à saisir les besoins de l’enfant aux moindres mouvements impalpables de l’air, à l’électricité statique ou à la densité atmosphérique.»

Générations silencieuses

La naissance d’Helena entraîne une redistribution des cartes temporelles: «Des générations silencieuses défilent, les visages des grands-mères que j’ai vus sur des photographies. Un fil de l’histoire remonte à la surface du fin fond de ma conscience et je me retrouve soudain au croisement entre celles qui m’ont précédée et celles qui me suivront: livrée à l’histoire, une place rien qu’à moi. Avec ma fille, je suis née un peu moi aussi.»

Premier roman de Virginia Helbling, primé par le Prix Studer/Ganz en 2015, Où naissent les mères déploie aussi une belle inventivité dans les descriptions de l’effet de la musique ou du manque de musique sur la narratrice. Elle est professeur de piano, Erik est violoniste soliste. De retour à la maison, accaparée par son bébé, elle ne peut plus s’approcher de son instrument. Erik, lui, pris par ses concerts, ne change rien au cours de son existence. La narratrice se retrouve comme en apnée: «La présence d’Helena me dépossède. En dehors des soins que je lui prodigue, je n’ai plus de marge de manœuvre. Je me tiens en haleine, prête à répondre à ses cris, suspendue au présent, à l’immédiat. Il n’y a plus d’échappatoire à ma vie.»

Lire encore: Apaiser les tempêtes maternelles, avec Jean Hegland

«Une Ophélie sortant des eaux»

La forêt toute proche ouvrira une brèche dans cet enfermement. Le soir, sur le pas de la porte, la jeune mère observe la masse obscure: «Moi noire, et noire la forêt, l’une en face de l’autre. Avec sa langue de vent, elle vient me lécher les pieds et les jambes. Aux aguets, j’écoute et je la laisse faire.» Un homme du village, Riccardo, provoquera aussi un appel d’air. C’est lui qui prononcera pour la première fois le prénom de la narratrice: Caterina. Face à sa mère et à Erik qui estiment qu’elle a changé, Caterina insiste: «Mais oui c’est moi, c’est bien moi. […] Un moi primitif, nu et insolent. Une Ophélie sortant des eaux pleines d’algue et de vase.»

Le printemps est arrivé, «les bourgeons percent leur calice. L’air s’est rempli d’insectes comme de jolis petits grains de sable scintillants.» Caterina peut commencer ses retrouvailles avec la liberté.


Roman. Virginia Helbling, «Où naissent les mères», traduit de l’italien par Lucie Tardin, Ed. des Femmes, 154 pages.

Où naissent les mères

Virginia Helbling, Lucie Tardin

Editions des femmes, 192 p.