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L’anthropologie du don de Marcel Hénaff, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines. À lire aussi dans ce numéro : l’image selon Georges Didi-Huberman, l’enseignement de la littérature, la neuropédagogie, l’invention de l’hindouisme, l’urgence écologique et la forme poétique de Christian Prigent.

 

 

 

 

 

Pages 34 à 35

 

Introduction

par

Jonathan Chalier

 

Cet hommage à Marcel Hénaff montre que son anthropologie du don, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines.

Alors que nous venons de subir un choc sanitaire, nous prenons tragiquement conscience de notre vulnérabilité. Alors que nous commençons à retrouver une certaine liberté de mouvement, nous explorons de nouveaux modes de mobilités. Et alors que nous reprenons progressivement nos activités professionnelles, nous nous interrogeons sur le sens, les conditions et l’organisation du travail, ainsi que sur la reconnaissance des métiers du soin dans nos sociétés. En quoi l’œuvre de Marcel Hénaff (1942-2018) peut-elle apporter des réponses à ces questions, du moins nous aider à les formuler correctement ?

Philosophe et anthropologue, directeur de programme au Collège international de philosophie puis professeur à l’université de Californie à San Diego, et ami regretté de la revue Esprit, Marcel Hénaff frappait par son érudition généreuse dans toutes les disciplines du savoir et sa curiosité gourmande pour une multitude de thématiques. Son œuvre trouve son unité dans l’insistance de la question du lien social. Elle montre qu’une société est irréductible à des rapports marchands : une société tient par la reconnaissance réciproque de ses membres (groupes sociaux et individus). Une telle reconnaissance prend la forme du don qu’il appelle cérémoniel, par opposition aux dons gracieux et solidaires, comme lorsque nous nous saluons, nous remercions ou invitons nos amis à partager un moment de convivialité. Loin d’être un échange de biens, le don cérémoniel est, par le truchement des choses, un engagement de soi et une reconnaissance d’autrui. Cette matrice anthropologique se déploie dans une éthique et une politique de la reconnaissance qui répondent à nos interrogations contemporaines sur les limites de la marchandisation, les liens entre générations et les transformations urbaines. Marcel Hénaff aborde ainsi notre expérience du monde moderne avec lucidité et critique, mais sa lecture n’est jamais désespérée, confiant qu’il était dans la dynamique démocratique1.

Une société tient par la reconnaissance réciproque de ses membres.

Cet hommage à Marcel Hénaff relève sans doute du contre-don : il est une marque publique en reconnaissance de notre dette à son égard. Dans un entretien accordé à la revue Esprit, Marcel Hénaff rappelait que, dans la Grèce ancienne, « les maîtres de sagesse étaient rétribués sous forme de présents offerts par leurs disciples et que ces présents ne visaient pas à payer leurs leçons mais à honorer la sagesse dont ils étaient les passeurs2». Ce dossier se veut ainsi un présent offert à sa mémoire et vise à honorer la sagesse dont il était le passeur, avec la perspective de nouveaux dossiers qui travailleront dans les sillons qu’il a tracés.

  • 1. Le dernier article qu’il a confié à la revue portait sur la curiosité : « Le clos et l’ouvert. Abécédaire critique », Esprit, juin 2018.
  • 2. Entretien avec Marcel Hénaff, « De la philosophie à l’anthropologie. Comment interpréter le don ? », Esprit, février 2002.

 

 

PAGES 37 à 46

La sagesse de Marcel Hénaff

Extraits présentés

par

Jonathan Chalier

 

Inspirée de l’art musical de Lévi-Strauss et de l’éthique de la traduction de Paul Ricœur, la sagesse de Marcel Hénaff part de l’anthropologie du don cérémoniel pour développer une politique de la reconnaissance réciproque. Dans les sociétés modernes, cette dernière est assurée par la loi, mais elle est menacée par l’hégémonie de l’économie marchande.

Nous proposons quelques extraits des articles de Marcel Hénaff publiés dans la revue Esprit afin d’introduire à son œuvre qui place la reconnaissance symbolique en son cœur.

Une anthropologie « bonne à penser »

Pour Marcel Hénaff, l’anthropologie de Lévi-Strauss est «bonne à penser» parce qu’elle articule de manière originale le sens à la vérité : «comprendre, ce n’est pas donner un sens, c’est saisir un sens donné». Contre les philosophies du sujet qui accordent le primat à l’intentionnalité de la conscience, l’approche structurale considère que le sens est toujours déjà donné dans la forme de l’objet, c’est-à-dire dans ses rapports différentiels et ses règles de transformation : «Il y a déjà un ordre intelligible dans les choses elles-mêmes qui rend possible l’acte du sujet de conférer un sens à ces choses1.» L’anthropologie de Marcel Hénaff retient ainsi de l’approche structurale que les structures sont les conditions de possibilité du sens. Mais elle est aussi sensible au passage, dans l’œuvre anthropologique de Lévi-Strauss, du concept de «structure», issu des travaux sur la parenté, à celui de «transformation», issu des travaux sur la mythologie. Dans les Mythologiques (1964-1971), la possibilité d’une transformation d’un ensemble de mythes à un autre devient en effet une condition pour que l’on puisse parler de structure. Les mythes se traduisent entre eux comme autant de variations sur un thème musical.

Le changement majeur semble celui-ci : la nouvelle référence méthodologique qui est mise en avant avec Le Cru et le cuit n’est plus une discipline comme la linguistique mais un art, et plus précisément un art, la musique, qui, comme le récit, constitue une opération sur le temps. Certains n’ont vu dans cette référence à la musique qu’une coquetterie d’exposition (avec des titres comme fugue, rondo, cantate). C’était ne rien comprendre. L’enjeu était de toute première importance. Le phénomène le plus remarquable que Lévi-Strauss met en évidence tout au long de son analyse de l’immense corpus de mythes des deux Amériques, c’est que de tels récits fonctionnent par ensembles – par « grappes » – autour de thèmes dont les éléments générateurs se signalent à travers toutes sortes de connotations ou de marques formant des unités susceptibles de se répéter et de se combiner – les mythèmes – mais aussi de se modifier à partir d’un détail nouveau et ainsi de décrocher – « comme un dérailleur de bicyclette » – par une inversion entre terme et fonction en donnant lieu à une nouvelle variante. Ce sont précisément des transformations au sens morphogénétique. Elles opèrent comme le font les variations en musique à partir d’un thème mélodique ou d’un élément tonal donné.

M. Hénaff, « Adieu à la structure ? », Esprit, août-septembre 2011, p. 118

Le rapport de don

Suite à sa lecture critique de l’Essai sur le don de Marcel Mauss2, Marcel Hénaff considère qu’une société est irréductible à des rapports marchands : elle tient par la reconnaissance réciproque de ses membres. Une telle reconnaissance prend la forme du don cérémoniel. Loin d’être un échange de biens, le don cérémoniel est, par le truchement des choses, un engagement de soi et une reconnaissance d’autrui.

Je propose de cesser de voir dans le rapport de don une affaire de transferts de biens comme le font tant de commentateurs (y compris Mauss dans une certaine mesure). Car tous les témoignages sur les échanges de présents dans les sociétés traditionnelles montrent avant tout une chose : qu’il s’agit de se reconnaître réciproquement, de s’honorer, de se témoigner de l’estime ; ce sont les dons reçus ou rendus qui assurent le prestige, qui définissent les statuts soit dans le groupe soit à l’égard d’un autre groupe. L’alliance matrimoniale en est la forme la plus institutionnalisée et de loin la plus importante, elle est le dispositif de reconnaissance entre groupes qui passe par le don des épouses. Le don par excellence, c’est celui où est en jeu la continuité biologique des groupes (c’est ce que Lévi-Strauss a bien compris ; c’est la clef de toute son enquête sur Les Structures élémentaires de la parenté). Bref, le don d’un présent (et ces présents peuvent être rituellement définis dans les relations déjà engagées) est la forme spécifique de la reconnaissance entre humains en tant que groupes organisés.

M. Hénaff, « De la philosophie à l’anthropologie. Comment interpréter le don ? »3, Esprit, février 2002, p. 139

Une philosophie de l’étranger

Le travail de Marcel Hénaff s’inscrit dans le sillage du dialogue entre l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss et l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur. Pour Lévi-Strauss, traduire, c’est interpréter, c’est-à-dire, selon la métaphore musicale, produire des variations. Pour Ricœur, c’est l’inverse : interpréter, c’est traduire, c’est-à-dire préserver une «équivalence de sens» lors du passage d’un contexte culturel à un autre. La problématique de la traduction ouvre à une éthique de l’altérité, fondée sur l’hospitalité à l’égard de l’étranger et de sa langue. Dans la traduction, l’équivalence de sens n’est jamais une identité. L’attention portée par Marcel Hénaff à l’étranger le conduit jusqu’aux langages animaux, qui lui permettent de dégager la spécificité du langage humain : la polysémie, qui rend toute langue irréductiblement contextuelle. De la polysémie découle la diversité des langues qui, avertit Marcel Hénaff, menace de fermer les cultures les unes aux autres comme les espèces dans l’ordre de la vie, et ce jusqu’à la violence de l’extermination.

Cette étrangeté des langues et des cultures constitue certainement le fond des questions à partir duquel Ricœur s’est tant intéressé au problème de la traduction. Ce qui l’a fasciné d’emblée – ce sur quoi il ne cesse de revenir dans ses derniers textes – c’est moins l’aspect technique qui est de rendre dans une langue ce qui est dit dans une autre, que le fait même que tant de langues existent, qu’elles soient si différentes et que nous soyons tout de même en mesure de nous comprendre. Si bien que les traductions, qui travaillent à réduire l’écart, engendrent pour le texte traduit une nouvelle aventure d’interprétation, c’est-à-dire une possibilité d’exister autrement, avec de nouvelles connotations, de nouvelles chances de s’associer à un autre corpus de textes ; et d’entrer dans la mémoire d’un autre public. Le paradoxe de la traduction est qu’au moment où elle réduit l’écart, elle génère de nouvelles différences. En fait l’étrangeté se déplace, renaît dans l’opération qui devait la conjurer. Tel est peut-être le mouvement des variantes qui lui est propre. Avec les langues, nous ne sommes jamais sûrs de notre bercail. Telle est peut-être plus généralement la condition humaine. Rien ne l’atteste mieux que cette « épreuve de l’étranger » à laquelle nous soumet cette diversité des langues. Que nous nous exposions beaucoup ou non aux langues inconnues ou mal connues, nous ne pouvons ignorer qu’ailleurs d’autres humains ne parlent pas notre idiome ; cela suffit à entretenir le sentiment d’une douleur latente à communiquer au sein de notre espèce.

M. Hénaff, « “La condition brisée des langues” : diversité humaine, altérité et traduction », Esprit, mars-avril 2006, p. 77

Le destin économique des modernes

Marcel Hénaff propose une généalogie de l’homo œconomicus, c’est-à-dire la réduction de l’homme à ses intérêts égoïstes qui cherche à maximiser ses avantages et minimiser ses coûts. Cette réduction visait à se débarrasser des passions, mais en abordant l’utilité comme désir, ces passions chassées par la porte revenaient par la fenêtre. Elles ne s’équilibrent plus qu’en se soumettant aux règles du marché. L’homo œconomicus est pour Hénaff une fiction, l’abstraction d’un être asocial. Elle doit être corrigée par les apports de la sociologie économique, attentive aux demandes de reconnaissance réciproque et aux désirs de domination et de contrôle. Avec la marchandisation généralisée, tout se passe «comme si l’activité économique était devenue le fait social total» : non seulement elle englobe toutes les autres activités mais elle en constitue «l’instance de légitimation». En cela, les sociétés modernes se distinguent des cités grecques, où c’est le politique qui est la puissance intégratrice, et des cités médiévales européennes, où c’est le religieux.

Que voit-on en effet de nos jours avec l’omniprésence de l’économique dans toutes les sphères de la vie soit collective soit personnelle ? Nous constatons que seule la richesse définit la puissance, que seule l’importance des revenus tend à dessiner le statut social des groupes, que l’individu lui-même se définit à ses propres yeux par sa cote dans un marché des professions. En d’autres termes, si l’économique comme marché devait être considéré comme le fait social total du monde contemporain, ce n’est pas parce que nous serions réduits à penser en termes de subsistance ou de survie. C’est dans un autre sens qu’il s’impose : ce n’est plus une activité qui donne un sens à tout le reste, c’est plutôt une activité qui efface la singularité des autres en les soumettant à la loi de l’équivalence marchande ; c’est l’activité qui donne sa mesure aux autres comme on le voit très clairement avec le marché des biens culturels, celui des connaissances, celui des services de santé. Or cette colonisation tous azimuts, cette absorption de plus en plus sophistiquée de tout ce qui compte transformé en ce qui se compte, au lieu de donner du sens à tout ce qu’elle touche en tue la possibilité puisque cela réduit à un équivalent général. Si l’économique comme marché concurrentiel devait être compris comme le fait social total de notre temps, alors il y aurait lieu d’être inquiet pour notre temps puisque la logique d’un tel marché ce n’est pas de fournir un accès aux biens utiles mais d’appeler utile tout ce qui peut se vendre.

M. Hénaff, « La valeur du temps. Remarques sur le destin économique des sociétés modernes », Esprit, janvier 2010, p. 175

D’une génération à l’autre

Dans les sociétés traditionnelles, les groupes se constituent dans une reconnaissance publique réciproque (principalement par la filiation et l’alliance) qui apaise les conflits possibles et passe par des dons cérémoniels. Dans les sociétés modernes, où la filiation et l’alliance sont comme naturalisées, les groupes sociaux ne sont presque plus symboliquement définis, si ce n’est par le marché (par leur puissance productive et leurs habitudes de consommation). Marcel Hénaff met ainsi en garde contre la prétention du marché global de dissoudre le politique dans l’économique. Mais la subordination de la politique par l’économie est contradictoire parce que le marché fonctionne sur le principe capitaliste de l’endettement, qui relance toujours les dettes pour faire plus de profits, et que la dynamique de la dette exige la confiance de l’ensemble de la société. Il n’y a pas de reconnaissance de dette sans reconnaissance symbolique.

Le capitalisme suppose que le temps ne boucle pas, continuellement projeté vers le ne-pas-encore, et que le mouvement reste virtuellement infini, aimanté par l’accroissement des profits et l’innovation technologique. Dans les sociétés traditionnelles et même dans les sociétés d’Occident jusqu’à une époque récente, a dominé cette conviction : les échanges doivent s’équilibrer, la réciprocité des dons comme celle des échanges profitables doit être respectée, les dettes doivent être honorées et les moyens de paiement garantis. Aujourd’hui, les dettes ne sont soldées que pour être relancées plus fortement encore. Le système bancaire moderne, en effet, a d’abord été un système de création de richesses par la dette. Ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est la généralisation de cette procédure, sa complexification sur des réseaux immenses de produits financiers qui font dépendre la production des avances de capital dont les remboursements sont constamment assurés par de nouvelles avances indexées sur les retours sur investissement. Nous sommes jetés en avant dans un déséquilibre que l’on dit dynamique. Tel est le moteur de la dette ou la dette comme moteur. Notre dispositif techno-économique en son entier est constitué comme une machine à ouvrir le temps – ou plutôt à nous propulser dans un après toujours plus lointain. Telle est notre manière de générer de l’éternité : non comme ce qui se reçoit, mais comme ce qui peut être produit.
Le caractère nouveau de notre rapport au temps est rendu sensible à travers la profonde dé-symbolisation du statut des générations et leur définition par une fonction dans la logique économique et une stratégie de la dette. L’économie tend à s’imposer comme le fait social total des sociétés contemporaines, à définir toutes les activités du groupe. Mais elle échoue sur l’essentiel : créer la cohésion sociale. En devenant fonctionnelles, les générations ne sont plus prises dans des rapports institués de reconnaissance et de dons réciproques. Et pourtant, à une autre échelle, les sociétés modernes instaurent une solidarité garantie par la loi, comme le sont tous les systèmes mutualistes (assurances santé, vieillesse, chômage, accès gratuit à l’éducation, etc.). Cette solidarité trans-générationnelle a été une conquête des luttes sociales depuis le milieu du xixe siècle. Ce n’est pas un rapport de don, mais un rapport de justice. Mais au-delà de ce cadre légal, les rapports de reconnaissance intergénérationnels peuvent s’exprimer pragmatiquement, dans la sphère commune, qui est celle des civilités et des tâches collaboratives, dans le cadre privé de la famille, ou encore dans la sphère personnelle des relations d’amour et d’amitié. On comprend mieux maintenant pourquoi Arendt parle de natalité comme fait existentiel du commencement. Sans les dispositifs symboliques traditionnels de reconnaissance, il nous faut commencer comme une liberté totalement exposée à l’inconnu. Nul n’en aurait la force ni ne pourrait survivre si en même temps ne s’inventaient de nouvelles formes de communauté.

M. Hénaff, « Le lien entre générations et la dette du temps », Esprit, avril 2018, p. 54-55

Une politique de la reconnaissance

Soulignant la dimension politique du don dans un monde moderne emporté par un processus de marchandisation sans limites, Marcel Hénaff explique que l’esprit du don s’inscrit dans l’horizon de la justice. Les sociétés modernes se caractérisent par le fait que la reconnaissance y est accordée par la loi et non plus par le don cérémoniel. Le politique est ainsi défini par l’institution de la reconnaissance, ce qui permet de distinguer ses deux dévoiements possibles : la domination et la gestion économique. Entre l’anthropologie du don et l’éthique de l’hospitalité, Marcel Hénaff développe ainsi une politique de la reconnaissance.

On peut d’un point de vue généalogique appeler politique la forme d’organisation qui s’impose à une société segmentaire dès lors que sont minorisés les systèmes de parenté au profit d’une forme d’autorité transcendant les lignages ; on en connaît un exemple canonique avec l’avènement de la cité en Grèce ancienne. Cette forme d’autorité peut être conférée à une assemblée (la Grèce en offre un cas parmi d’autres) ou à un individu. On appelle souverain le pouvoir reconnu à une telle autorité. Telle est descriptivement résumée la formation d’une société politique. Cela ne suffit pas à cerner les enjeux. Quels sont-ils ?
Je les comprends ainsi : dans les sociétés segmentaires, les rapports de dons cérémoniels sont, comme le dit Mauss, de l’ordre du « fait social total ». Mais Mauss n’est pas allé assez loin parce qu’il a encore trop compris le don à partir des biens offerts. Si ce don cérémoniel est le geste de reconnaissance institutionnel par excellence (l’alliance matrimoniale en étant la forme la plus constante, la plus englobante), alors, le passage à une forme d’organisation « politique », c’est d’abord une transformation de la procédure de reconnaissance : celle-ci est désormais accordée par la loi. La question du politique tourne autour de cette exigence de reconnaissance publique. Tout le système du droit vise à en formuler les modalités et à les garantir de manière objective. L’ordre du politique tient en cela : œuvrer à instituer cette reconnaissance, comme la tâche de chacun est de reconnaître autrui et en être reconnu selon une norme acceptée par tous. Concrètement, c’est assumer les médiations d’une telle reconnaissance. C’est donc le faire dans la cité de la différenciation des tâches et des échanges marchands. Bref, tout ce qui définit les institutions, les normes de justice, les règles d’échanges des biens, les conditions de leurs productions, la protection des citoyens, leur accès à toutes sortes de biens sociaux (éducation, santé, sécurité, liberté d’expression, etc.), tout cela appartient à l’espace politique de la reconnaissance. Elles en forment le cadre ou les conditions publiques. C’est là que je situe la continuation de ce qui est au cœur du don cérémoniel comme institution.
C’est bien en cela que le politique peut et doit intervenir sur les modalités d’évaluation des biens. Ces biens restent-ils dans le cadre d’un échange qui maintient la dignité des membres de la communauté ou bien sont-ils l’objet d’une mise en équivalence marchande sans limites ? Il en va de même des conditions du travail et de sa rémunération : cela concerne in fine cette question de la reconnaissance. C’est cela qui, selon moi, constitue la transcendance propre du politique et sa fonction souveraine. Que cela passe historiquement par des luttes, c’est certain. Mais le but n’est pas le bien-être comme tel, c’est d’obtenir que les changements sociaux soient toujours un gain de dignité. Mais si le politique se réduit à une manipulation des moyens de domination ou, dans un autre registre, à une gestion des moyens économiques de la prospérité, alors, il est dévoyé de sa fonction ou plutôt de sa raison d’être initiale et finale : assurer les conditions de la reconnaissance dans la société de la différenciation des tâches.
Et si cela constitue la transcendance du politique et le définit comme sphère de souveraineté, cela fonde aussi son droit d’intervention et explique que nous en attendons tant. C’est par rapport à cela que nous jugeons ceux ou celles à qui est confiée la responsabilité de nous représenter (d’où notre sévérité quand ils l’oublient). Faire du politique une machine de pouvoir, c’est en faire une scène où les seuls acteurs professionnels se font reconnaître. D’où l’indifférence des citoyens. Mais réduire le politique à une tâche de gestion économique de la société, c’est oublier sa fonction souveraine de reconnaissance publique des citoyens. Le retour du politique est et ne peut être qu’assurer que cette reconnaissance ait activement lieu dans les institutions.
À cette reconnaissance offerte par la loi et pratiquée comme publique par l’activité politique, doit s’articuler la reconnaissance interrelationnelle qui tisse le réseau social, forme la trame des liens entre individus ou groupes particuliers. Tel est le champ de la société civile. L’esprit du don, c’est l’esprit de la reconnaissance que nous nous accordons réciproquement. C’est à la fois l’ensemble des civilités que nous nous adressons et c’est la solidarité réciproque que nous nous manifestons. C’est ainsi que je vois comment le don moral peut rejoindre le don cérémoniel. À condition de comprendre le don moral, non comme un accomplissement vertueux de l’individu, mais comme le geste qui, par une aide ou un bien offerts, participe au mouvement de reconnaissance réciproque, à la dignité que nous nous devons les uns aux autres (si l’aide humanitaire ne vise pas cela, alors elle est vide de sens et ne peut qu’humilier ses destinataires). Ainsi on comprend également que la tâche politique comme la relation civile sont inséparables d’une exigence éthique.

M. Hénaff, « De la philosophie à l’anthropologie. Comment interpréter le don ? », Esprit, février 2002, p. 153-155

  • 1. Marcel Hénaff, « Claude Lévi-Strauss : une anthropologie “bonne à penser” », Esprit, janvier 2004. C’est également le titre du dossier qu’il a coordonné et dans lequel il a réalisé un entretien avec Claude Lévi-Strauss. Voir aussi M. Hénaff, Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale [1991], Paris, Seuil, 2011 et M. Hénaff, Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens [1998], Paris, Tempus Perrin, 2008.
  • 2.  Marcel Mauss, Essai sur le don. Formes et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], repris dans Sociologie et anthropologie, introduction par Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses universitaires de France, 1950.
  • 3.  Cet entretien appartient au dossier qu’il a coordonné et qui s’intitule « Y a-t-il encore des biens non marchands ? ». Voir aussi M. Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, 2002 et M. Hénaff, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012.
 
 
Pages 47 à 59
 
 

Photo d'un potlatch Kwakwaka'wakw, par Edward Curtis (publiée entre 1907 et 1930). Wikimédia
 
 
 

Marcel Hénaff a montré que la constitution du lien social est liée au geste à la fois libre et contraint du don cérémoniel. En dialogue avec la philosophie, il a aussi établi sa parenté avecla recherche de la vérité, dont on ne peut jamais se tenir quitte. 

 

L’œuvre de Marcel Hénaff demeurera une contribution majeure en anthropologie et en philosophie. Son apport est d’avoir montré à quel point la constitution du lien social est liée au geste du don, comment ce dernier, d’une importance structurelle dans les très anciennes sociétés à travers l’institution du don cérémoniel, se trouve au fondement de la reconnaissance réciproque des hommes entre eux et de la production de la chose commune.

Hénaff aiguise ce qu’il y a de novateur en anthropologie et réfléchit en philosophe, tout en respectant les différences d’approche. Loin de toute surinterprétation philosophique (dont il se défiait au plus haut point), sa réflexion, anthropologique à part entière, ne le fut pas toutefois de part en part. Le regard philosophe lui permit de corréler des champs distants dans l’élucidation du lien social ; mais aussi de mettre à nu la parenté et l’articulation entre, d’un côté, le don cérémoniel, roc irrésistible du lien social, et, de l’autre, la recherche de la vérité, autour de l’enjeu commun de ce qui est hors de prix.

Don et contre-don

L’auteur revient sur la découverte de Marcel Mauss dans son Essai sur le don, portant sur l’existence, dans de très anciennes sociétés, d’un univers où le système de don et de contre-don organisait la vie sociale et concernait tous ses aspects, les choses comme les personnes, les réalités comme les manières d’être, et représentait, selon la formule de Mauss, «le fait social total».

L’expression est à entendre dans le sens où ce mode d’existence concernait l’ensemble de la communauté, et où tout ce qui se passait en elle se plaçait sous la dominance de l’univers du don, qu’il en était la raison d’être et lui donnait sa coloration d’ensemble. Hénaff précise de quelle façon s’exerçait cette dominance : le don cérémoniel concernait le tout de la société, sans être, pour autant, tout dans la société1. Il ne réglait pas tous les rapports, mais désignait exclusivement la sphère de l’échange symbolique constitutif du lien social, d’une façon tout à fait distincte de l’échange marchand, dont la sphère coexistait séparément. Entre groupes ou individus, le don offert au destinataire en appelait à un contre-don ou don en retour (sans aucune exigence d’équivalence ou de mesure comparable entre les dons comme dans un rapport marchand). Cet échange ne sortait pas de cet univers : le bien reçu, pas plus que le bien offert, ne pouvait circuler d’aucune façon dans la sphère de circulation des biens marchands. Il y avait donc là une pureté (entendue en un sens non moral) de l’échange symbolique (celui de donner, de recevoir, de rendre) entre les hommes, tout à fait à distance du cours de l’échange marchand, selon deux ordres séparés l’un de l’autre et sans possibilité d’empiétement ou de confusion entre eux. Le don et le contre-don, au principe de la relation sociale entre humains (groupes ou individus2) désignaient donc l’autonomie de la sphère du lien social et du partage de la chose commune, à l’état pur, sans lien direct avec la sphère économique de l’échange des biens marchands ; sans non plus que le cours de l’un vienne disqualifier celui de l’autre ou lui porter ombrage. Il convient ici de reconnaître le plein droit de l’usage de la notion de « don » pour un geste qui engage à la réciprocité.

Pour saisir cette spécificité, il faut nous déprendre de nos manières de penser. D’une part, on ne peut amalgamer l’échange non marchand et l’échange marchand sous le même vocable d’« échange » sans plus de spécification et sans faire ressortir la puissance d’écart entre eux ; d’autre part, l’on ne peut réserver le terme de don aux seules formes de don unilatéral, qu’il s’agisse du don oblatif et gracieux ou du don solidaire et de secours. De ces préjugés, Marcel Mauss n’était pas lui-même complètement dégagé, manifestant des équivoques du langage dues à la difficulté à réaliser la découverte inédite qu’il avait faite et théorisée.

La reprise de la question par Hénaff est ainsi de montrer l’existence dans ces sociétés traditionnelles d’une exacte prise en compte de la différence de nature entre la régulation du lien social et la négociation du rapport économique (marchand) à travers l’institution de deux ordres bien distincts et incommensurables entre eux. Penser la justesse et l’étrangeté de ce dispositif, c’est à la fois ne pas confondre ces ordres et ne pas les mettre sur une même ligne d’évolution. Le don cérémoniel n’est ni l’ancêtre du commerce, puisque les deux existaient en même temps de façon disjointe, ni ce à quoi l’on pourrait être tenté de faire appel pour y chercher l’expression d’une alternative possible à l’ordre marchand, car le don cérémoniel et le marché ne remplissaient pas la même fonction et étaient parfaitement compatibles. Il s’agit, au contraire, de restituer à tous deux leurs fonctions et leurs valeurs respectives : chacun dans son ordre, distinct de l’autre, et à la place qui lui revient dans le tout. Comme le résume Hénaff : «Il importe – principe pascalien – de ne pas confondre les ordres; mais il importe tout autant – principe leibnizien – de les effectuer tous, ou de faire en sorte qu’ils se répondent3.»

Aussi, alors même que chez la plupart des anthropologues, la question du don cérémoniel ne se laisse pas séparer du commerce et de l’échange marchand4, de la présomption qu’il en serait l’ancêtre ou bien l’antagoniste, le don cérémoniel peut nous instruire d’un tout autre côté que celui de la critique de l’économie comme telle. Il nous instruit de l’identité du politique, dont la formule ne se trouve pas vraiment remplacée par celle de la reconnaissance des droits, qui est la nôtre.

Pour saisir l’importance de l’enjeu (la mise en évidence du lien social à l’état pur) et l’intérêt de la solution qu’il apporte, il faut décrire le processus nucléaire du don cérémoniel dans sa complexité. Résumons la forme que prend, dans les sociétés traditionnelles, la pratique prééminente du don : un donneur (un groupe ou un individu) donne quelque chose qui lui est précieux à un partenaire humain de même ordre qui le reçoit ; ce dernier est tenu de rendre le présent reçu (non pas un présent de valeur égale en fonction d’une mesure qui les compare), de donner en retour. La question que se pose Mauss est : « Pourquoi faut-il rendre ? » Autrement dit, pourquoi le don implique-t-il ici réciprocité ? Cette nécessité de rendre, si impérieuse dans ces sociétés traditionnelles, révèle, en effet, un caractère contraignant d’obligation sociale, presque contradictoire à nos yeux avec la notion de don, et en fait l’étrangeté.

Le donneur prend un risque, en même temps qu’il en appelle à un don en retour et défie le partenaire de l’accomplir.

Or l’originalité de tout le processus, du mouvement total de donner, de recevoir et de rendre ne s’entend vraiment comme logique du don que si, à même le constat de la contrainte de réciprocité, l’on s’interroge, comme Hénaff le fait, sur une question plus originaire : « Pourquoi donner ? » Le donneur, en donnant « quelque chose » (de quelque nature que ce soit) à quoi il tient à une autre personne, se met en jeu : dans le moment où, le premier, il prend l’initiative du don, il prend un risque, en même temps qu’il en appelle à un don en retour et défie le partenaire de l’accomplir. Ce temps est un suspens et un suspense, car le donneur s’avance ou s’aventure, pour autant qu’aucun accord antérieur n’a été scellé entre eux au préalable selon lequel celui qui reçoit rendra. Il n’y a pas là de consensus, de contrat, d’entente préétablie sur une règle du jeu qui garantisse le donneur de quelque façon que ce soit. L’action relève de la liberté des acteurs, de l’aléatoire et de l’imprévisible, de la pluralité des issues, et c’est en cela qu’il y a bien là un don, une gratuité du don et, du fait de l’aléa de la réplique, l’expression d’une liberté nue. Ce don est éminemment exposé à l’éventualité d’abord du refus de recevoir, ensuite de ne pas donner en retour. C’est précisément parce que le don est un geste libre qui n’est pas porté par l’a priori d’un échange, que celui qui accepte et donne en retour ne rend pas un « dû ». Il ne rend pas la pareille (et c’est pourquoi le contre-don peut être sans commune mesure, en termes d’estime de la valeur de la « chose » donnée en retour), il ne restitue pas, ne s’acquitte pas d’une dette, il reprend l’initiative du don. Il ne s’agit pas tant de rendre que de donner à son tour5, on ne rend pas un don comme on rend un prêt, ajoute Hénaff6. L’accent ne se porte pas, par là même, sur la valeur des « biens » mais des gestes échangés. Le contre-don est un nouveau don qui relance le risque à son tour. Le don cérémoniel déploie un univers du don, parce que le don ne s’arrête pas et ne s’annule pas, que rien ne vient « arrêter les comptes », que la scène se joue à une échelle restreinte ou élargie. (Il peut, comme dans certaines circulations entre groupes ou individus, donner à un troisième et celui-ci à un autre, jusqu’à ce que cela revienne au premier.) C’est un univers de risque et d’indétermination, qui renvoie à l’autonomie et à la liberté.

Produire la chose commune

Or tout ce mouvement libre est simultanément une logique des relations sociales, qui s’inscrit dans le registre de l’institutionnel: c’est par là que dans ces sociétés le don s’institue dans sa réciprocité (au sens matériel et incontournable, épais, que nous donnons à une obligation institutionnelle). Toute la complexité du don cérémoniel – et la difficulté qu’il présente à l’analyste – est qu’il nous faut penser, de façon absolument concomitante, d’un côté, l’indétermination affirmative qui caractérise tout le trajet du processus, le libre jeu, et de l’autre, l’obligation institutionnelle de réciprocité, la nécessité contraignante, car celui qui ne répond pas, soit qu’il refuse d’accepter ou de donner en retour, s’expose au conflit possible. Le don cérémoniel est une formule pour abandonner les armes et établir la paix, il conjure le conflit. Ce double rapport de liberté constante et d’obligation impérative est ce que Mauss appelle l’hybridité, pour chercher à nommer une opération qui défie la binarité et qui est à la fois gratuite et intéressée, entièrement libre, relevant à chaque moment de l’initiative individuelle et rigoureusement obligée institutionnellement, sans que l’on ait à trancher entre les deux registres. Il faut penser le mouvement sur deux plans en accolade7 sans considérer que l’un soit la vérité de l’autre.

Le don cérémoniel est une formule pour abandonner les armes et établir la paix.

Hénaff approfondit cette question, il l’augmente. Approcher du cœur de l’énigme du don cérémoniel, c’est comprendre ce qui se joue dans cette conjonction entre liberté et nécessité. Celui qui donne se donne à travers ce qu’il donne, et fait, le premier, le geste de reconnaître l’autre avant d’être reconnu de lui et dans l’incertitude complète de l’être en retour. Il propose la reconnaissance réciproque et reconnaît unilatéralement. Telle est la face de la liberté : c’est celle d’un risque absolu où celui qui donne quelque chose de soi – le précieux, l’inestimable, le hors-de-prix et qui, par là même, peut fort bien être de peu de valeur sur la scène marchande – se donne tout entier avec ce qu’il donne. Le bien offert est médiateur de la reconnaissance accordée et il importe que, sous cet angle, sa valeur soit perçue comme capable d’honorer8. Aussi bien, donner, c’est défier le partenaire, l’obliger, le geste permet de «lancer l’arche d’un pont vers une rive encore invisible et d’obtenir que, de l’autre rive, le même geste complète l’édifice9». Le don est un risque et c’est un défi. Sym-bolon, au sens même des deux tessons qui doivent se rencontrer. Et rendre, c’est à la fois relever le défi lancé par le donneur, compléter l’arche, et c’est renouveler l’alternance, refaire le geste isolé de la relance, tant il est vrai qu’un symbolisme n’est pas un circuit fermé mais un processus ouvert et toujours exposé, où l’accord est toujours au bord du discord, la paix conclue à la pointe d’un conflit possible et tout juste évité. Il s’agit là d’une formule de reconnaissance réciproque qui se passe de toute garantie, qui n’obéit pas non plus, de façon dialectique et toute hégélienne, à la logique d’une demande de reconnaissance, de la négation de la chose et de la fécondité du conflit, nécessaires à la conquête de cette reconnaissance, comme le suppose Lefort10. L’indétermination est plus aiguë : le conflit est possible, mais il n’est ni inéluctable ni nécessaire à la reconnaissance. La méconnaissance est seulement une des aventures éventuelles du risque pris.

En même temps, il s’agit bien d’une procédure de reconnaissance publique, impérative, de reconnaissance solennelle d’autrui selon des règles transmises par une tradition. La publicité de la reconnaissance (c’est-à-dire tout à la fois son caractère ostensible ou manifeste devant tous et sa valeur collective ou instituée) est ici essentielle. Non seulement le don cérémoniel, écrit Hénaff, «doit être connu, mais s’il ne l’était pas, il manquerait son but qui est justement de produire une reconnaissance réciproque et publique, de créer ou de renforcer le lien social11». Son but n’est pas de reconnaître ce qui est, mais de produire la chose commune, par cette relation qui personnalise dans le moment même où elle socialise. La définition du don cérémoniel à laquelle Hénaff parvient est ainsi celle d’un dispositif idéal de reconnaissance réciproque publique. Il peut dans la concomitance se lire comme liberté ou comme nécessité. On comprend par là en quoi la réponse obligatoire au don reçu ne fait pas pour autant du premier don un geste intéressé12.

L’épure du modèle du don cérémoniel permet à l’auteur de déployer tout l’univers du don, à travers la façon dont la justice vindicatoire, qui est une véritable justice, opère, tout comme opère le sacrifice : ce dernier, loin d’être la visée d’un bouc émissaire, est une opération d’échange envers les dieux, pour ce qu’ils nous ont déjà donné ; le don des hommes (de ce qui a été produit par eux à partir de ce qui leur a été donné) aux dieux est une réponse aux dons naturels que les dieux ont faits aux hommes. Autant dire que, contrairement à la formule nucléaire du don cérémoniel, dans le sacrifice, la question de l’incertitude du retour ne se pose pas avec la même acuité : même si le sacrifice engage au renouvellement du rapport, il décline non les moments de l’obligation de donner ou de recevoir, mais, par excellence, celui de l’obligation de rendre13. L’univers de la dette représente également une transformation de l’univers du don.

Tout au long de son œuvre, Hénaff approfondit l’analyse en éclairant d’autres aspects de l’univers du don. Il réfléchit sur la structure triadique qui met en relation un don entre personnes publiques avec des représentants tiers, l’élément de la chose, celui du témoin, celui de la langue, et déploie la surface de cette structure triadique du don selon différentes acceptions, en dégageant chaque fois la façon spécifique dont la relation duelle passe de façon structurelle par les médiations de tiers. Les différentes instances de tiers sont inhérentes au processus symbolique qui, conformément à l’analyse du symbolisme par Pierce, s’opère selon une loi, une règle du jeu si l’on veut, à ceci près que l’on est tenu de jouer sans que le jeu ait lieu après entente préalable sur les règles. «Il y a une loi au sens d’une relation nécessaire entre des termes14.» Cette relation nous oblige si l’on veut rester dans le pacte. C’est en cela qu’il y a obligation15. Ce n’est là ni une loi civile ni une loi morale. Cette logique de la réplique est toutefois voisine d’une éthique de la réciprocité : elle se réfléchit dans la Règle d’or de l’amour du prochain comme soi-même, qui est la loi tout entière16. L’énigme du juste est qu’il se joue dans l’espace du don.

L’auteur jette une lumière crue sur la fonction symbolique de la chose à travers laquelle le donneur se donne en personne selon une approche anthropologique nouvelle. Ainsi le caractère précieux de la chose offerte, pierres ou coquillages, tient au fait d’avoir appartenu à tel ou tel, elle tient à la mémoire que la chose véhicule et qui est ici transmise et acceptée. Aussi ne faut-il pas manquer cette coordonnée essentielle du symbolisme du don : il n’y a de mise en jeu de soi et de don opéré que si ce qui est gagé fait lui-même l’objet d’un respect. La reconnaissance réciproque publique passe par le respect des choses autant que des personnes. Hénaff revisite ainsi la question du potlatch. Contrairement à ce que l’on a retenu trop souvent des analyses de Mauss et tenu pour modèle de « l’économie du don », comme on le voit dans les lectures de Bataille ou de Lefort, le potlatch où, dans certains cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, loin de représenter la règle du don cérémoniel, en est l’exception, le cas où la formule du don, exacerbée à un degré extrême, s’exténue17. Fondamentalement, donner n’est pas briser le lien qui unit le donneur à la chose et celle-ci à celui qui la reçoit. Aussi, « la chose » donnée joue un des rôles symboliques essentiels de la mise en commun18. Son rôle fait aussi corps avec l’acte du sym-bolon, de ce qui est mis ensemble, de la chose commune et du pacte.

Tout en clarifiant les découvertes de Mauss, Hénaff en fait ressortir une plus grande importance que celle que l’on avait coutume d’y voir. Ainsi, il était d’usage de supposer que la théorie de Lévi-Strauss sur l’échange s’était substituée à celle de Mauss sur le don et l’avait déclassée, tenant une part de son progrès de cette éclipse. Le geste de Hénaff fut, tout au contraire, en rapprochant Lévi-Strauss de Mauss et en saisissant l’articulation entre leurs découvertes, de penser l’échange à partir du don et non le don à partir de l’échange. Dès Le Prix de la vérité et dans toutes ses études ultérieures, Hénaff souligne combien la découverte du rôle essentiel de la prohibition de l’inceste dans les structures élémentaires de la parenté s’inscrit dans le droit-fil de la pensée du don découverte par Mauss. L’échange des femmes, nécessaire à la constitution et au développement du lien social, est la règle par excellence de réciprocité et, de l’aveu même de Lévi-Strauss, il est «la règle du don par excellence19». Aussi faut-il dire que la pensée de Mauss a constitué la rupture épistémologique majeure et que la loi de l’exogamie (et la prohibition de l’inceste qu’elle enveloppe) s’articule et prend effet avec le symbolisme du don dont elle est la manifestation la plus éclatante. Ainsi, l’exploration de la pensée du don à laquelle Hénaff s’est livré aura conduit à saisir le relief de plusieurs découvertes anthropologiques avec une nouvelle acuité.

Le geste de Hénaff fut de penser l’échange à partir du don et non le don à partir de l’échange.

Le dégagement du discours anthropologique de certaines équivoques résiduelles conduit ainsi à la mise en évidence du don comme procédure de reconnaissance réciproque publique. Ce faisant, contrairement à une stricte analyse structurale où ce qui fait sens est seulement ce qui fonctionne, comme, du reste, Hénaff l’a admirablement montré dans l’ouvrage sur Lévi-Strauss qu’il a consacré à cette question20, il semble bien qu’ici la structure épouse la signification et réciproquement. Sans pouvoir démêler le philosophique de l’anthropologique, le traitement du problème du don est de soutenir ici que, selon une relation d’entière immanence réciproque, la signification humaine du lien social est à même la structure fonctionnelle établissant la consistance d’un ordre social.

Geste et vérité : le hors-de-prix

Le regard de l’anthropologue philosophe fut de refuser l’attitude de surplomb du philosophe qui prétend dire le vrai sur les travaux et les découvertes des sciences humaines. L’ouvrage Le Don des philosophes porte la marque d’une prise de distance à l’égard du travers de philosophes pour lesquels il n’est de seul vrai don que le don sans retour, et, plus particulièrement de ceux d’entre eux qui, sans aucune considération pour les découvertes anthropologiques, lorsqu’ils en viennent à parler du don, poussent l’extrémisme spéculatif jusqu’à l’absurde.

Dans cet ouvrage, Hénaff procède à l’examen critique des théorisations philosophiques sur le don dans deux directions différentes : d’un côté, en appréciant l’apport décisif de certains philosophes contemporains en la matière (comme Ricœur ou Levinas), de l’autre, en formulant des analyses très critiques sur le surréalisme philosophique de certains d’entre eux (comme Derrida ou Marion). Dans le même temps, l’auteur approfondit la question des rapports entre don et symbolisme.

Qu’est-ce que Hénaff objecte, non sans sourire amusé, au «don des philosophes» actuels, si loin du don humain ? Au-delà du fait d’avoir complètement sous-estimé la découverte de Mauss, il leur reproche d’avoir cédé à l’égarement d’une surenchère dans le purisme, en lieu et place de saisir le don comme tel et d’identifier clairement ce qui caractérise le hors-de-prix. Autant Hénaff cherche à exhumer la spécificité du don et, dans un pluralisme philosophique, à accorder de la valeur aux différents ordres de dons (le don de réciprocité, le don oblatif, le don solidaire), autant certains philosophes français contemporains ne retiennent que le don oblatif en le portant lui-même à un tel degré de pureté qu’il en devient méconnaissable.

Ainsi, selon Derrida, le don n’est un vrai don que s’il est absolument pur, vide de tout risque d’intéressement de la part du donneur, et, pour s’en assurer, vide de toute intentionnalité personnelle d’un donneur quelconque, humain ou divin, de même que celui qui le reçoit doit ne pas savoir de qui ce don lui vient. Nous arrivons à cet impossible, reconnu et valorisé comme tel, selon lequel le vrai don n’est un don de personne qui n’est adressé à personne. Seul serait un don celui qui n’est pas identifiable. N’étant don qu’à l’insu du donneur comme de son destinataire, ce don impersonnel et anonyme de l’Être même, « Es gibt» (le Il y a ou cela donne à la façon dont Heidegger « parle » la langue allemande) ne présente plus aucun caractère de geste. Nous arrivons à cette formule outrée que seul est un don celui que nous ne tenons pas pour tel. Dans une telle subtilité ontologique, le don, tel que nous l’entendons usuellement, disparaît. Il s’est évaporé. C’en est fait aussi bien de la réciprocité (l’horreur absolue car le don insincère) que du geste de donner ou de reconnaître, gestes toujours suspects. On conçoit qu’à ce compte, pour ce philosophe, l’anthropologie aurait parlé de tout sauf du don.

De façon différente quoique analogue, l’analyse de Marion vise à déréaliser le donné pour autant que l’étant donné occulte et exhibe en même temps la donation pure de l’Être, qui est la chose même de tout don. Si Marion fait droit à la phénoménalité du don, c’est sous réserve qu’elle soit la manifestation d’une donation en retrait qui est l’enjeu et la clef de tout. À la faveur de la parenté lexicale entre la donation et le don, de l’entretien de toutes les homonymies logées dans le verbe « donner », s’effacent, en même temps, le geste et la chose pourtant toujours déterminés. Nous arrivons à la formule que seul est don, à travers tous les dons, le don de l’Être. L’ascendant du joker du «Es gibt» autorise, ici encore et par une autre voie, à disqualifier le donné au nom du don et le geste au nom de l’Être. Tant il faut sacrifier sur son autel le sujet et l’objet, et, par là même, les coordonnées triadiques de tout le symbolisme de l’acte.

Ce n’est pas que Hénaff ait exclu du champ l’existence d’un don qui précède celui des hommes, la valeur à accorder au donné naturel ou encore à ce don unilatéral, appelé la grâce, qu’on la pense de façon théologique comme celle de Dieu ou de façon plus énigmatique comme celle du monde, dont la pensée de l’Être est une expression21. Hénaff reconnaît la portée de la philosophie contemporaine qui a procédé au décentrement de l’ego, qu’on la décline comme pensée de l’Être (Heidegger), comme surgissement de l’Autre (Levinas) ou comme déprise du Moi par le Soi (Ricœur), par le mouvement réflexif «d’un être qui s’appréhende vers et depuis ce qu’il n’est pas22». Mais, attentif à la logique des gestes, il distingue la question des actes de don de celle du donné et se défie des tentations abyssales et vertigineuses auxquelles une critique outrée du Sujet a donné lieu. Le don, hors de prix, est un geste adressé et civil, il n’est pas la donation anonyme d’un simple donné, Nature ou Être. L’inestimable n’est pas indéterminé.

C’est par là que Hénaff rencontre en profondeur la pensée de Ricœur et rejoint l’interprétation que ce philosophe donne de la Règle d’or, comme il montre l’importance de la philosophie lévinassienne de l’Autre, du don qui coûte et de la dissymétrie, essentielle au rapport de don. Non sans remarquer, lors même que ces philosophes ne cèdent pas à la tentation d’une alchimie du don, leur réticence à admettre l’existence de plusieurs ordres de dons où pourrait figurer celui de la dissymétrie alternée du don propre au lien social et sa façon d’allier don et réciprocité. Comme si l’on ne pouvait tout à fait accorder la valeur d’un don véritable à celui qui est au fondement du lien social, ni soutenir l’idée que le don puisse se dire selon plusieurs acceptions, et comme s’il était devenu presque impossible – tout don devant impérativement se trouver en excès par rapport à toute justice – d’admettre la justesse d’expression, qui retient quelque chose à la fois de la contradiction et du pléonasme, du « don du juste » : ce don qui en appelle à un autre en retour et reconnaît l’autre dans sa responsabilité, comme le souligne pourtant si fortement Ricœur23, selon le lien le plus étroit et le rapport le plus aigu entre la justice et son au-delà.

Aussi bien est-ce d’un tout autre côté, essentiel, que Hénaff travailla, pour sa part, la relation entre don et philosophie : dans une réflexion explicite et déployée, et toujours présente entre les lignes, entre l’attitude philosophique comme recherche de la vérité et le geste de don : non qu’il y ait là une quelconque affinité des fins, mais en ce que, toute allégation de finalité mise hors-jeu, les actes sont parents. Si, depuis Socrate, l’argent et le savoir paraissent incompatibles, du fait même du désintéressement de la recherche et de la transmission du savoir, c’est qu’entre l’un et l’autre l’hétérogénéité est entière et qu’il n’existe pas de mesure commune, l’affaire du vrai ne pouvant, comme le montre Aristote, être soumise techniquement à aucune opération de mesure quantifiable. Il nous faut interroger ce fait. Il n’y a pas de rapport entre les biens, qui peuvent être évalués, revendiquer un prix ou accepter de l’avoir, et les biens matériels ou immatériels situés dans le hors-de-prix, qui ne peuvent ni ne doivent être estimés sous ce mode, et tout particulièrement, nous dit Hénaff, «entre la vérité – ou plutôt: entre la discipline qui en fait sa question propre – et l’argent24».

Formule que l’auteur tourne et retourne en plusieurs sens : dans le sens déjà où, en toute rigueur, la vérité est une valeur absolue, qui échappe de ce fait à l’évaluation comparative, et où elle ne peut, par là même, s’échanger contre rien d’autre. La vérité n’est pas trouvable sur toute l’aire des valeurs. Elle est transcendante à tout relativisme des valeurs que la notion même de « valeur » comporte ; mais, dans le sens surtout où, à supposer même que la vérité ne soit pas atteignable par le dialogue argumentatif et demeure hors de portée, qu’elle relève d’une révélation ou d’une mise à découvert, sa recherche, à tout le moins – en tant qu’elle renvoie à l’acte de celui qui s’en enquiert – échappe d’autant plus à l’évaluation du prix fixé ou exposé à l’arbitraire du marché. Non seulement la recherche de la vérité, indissociable d’une parfaite indépendance du dire-vrai, d’une sincérité, se doit d’être désintéressée, mais encore, accordée à l’indétermination du savoir, à son interrogation constante sur ses résultats, sans terme et sans fin, elle est l’expérience par excellence de l’inaccompli et de ce dont je ne peux jamais me tenir quitte. La relation à la vérité est ainsi comme celle que nous entretenons avec le don : exposée à une relance indéfinie, à la reprise de l’initiative, au lien que l’on ne peut dénouer, au hors-de-prix.

La recherche de la vérité est l’expérience par excellence de l’inaccompli et de ce dont je ne peux jamais me tenir quitte.

Dans le monde qui est le nôtre, et qui, irréversiblement, n’est plus celui de l’univers du don cérémoniel pour instituer le lien social, la loi de la cité a pris le relais de la relation de don sans en combler le manque ; la pensée des droits et des devoirs en a hérité, non sans creuser un abîme entre le nouvel ordre, celui de ce qui est tenu pour dû et octroyé, revendiqué et obtenu – où la reconnaissance passe par la garantie mutuelle et l’arbitrage de l’État –, et l’ancien ordre directement dialogique du don gratuit et de la reconnaissance libre. Le nouveau paradigme laisse un reste par rapport auquel la recommandation morale ne présente pas de force comparable. Pris dans une « économie » sans scrupules et dans l’emballement de son vertige, nous avons enfoui bien loin en nous la conscience du don comme fait social irrésistible, et par là, la plus intime profondeur du lien commun, au point de négliger la valeur de la dette symbolique et le sentiment d’en être redevable. Une conscience à laquelle nous rappelle le geste du don qui oriente en direction de la réciprocité, accomplissant l’énigme de ce qui s’élance au-delà du juste tout en visant son exactitude même.

  • 1.  Voir Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, 2002, p. 205.
  • 2.  Voir ibid., p. 500.
  • 3.  Voir ibid., p. 495.
  • 4. Voir ibid., p. 153.
  • 5.  Voir ibid., p. 186.
  • 6.  Voir ibid., p. 187.
  • 7.  Voir Marcel Mauss, Essai sur le don [1925], dans Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1985, p. 267.
  • 8.  Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 193.
  • 9. Ibid., p. 182..
  • 10.  Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012, p. 241-242.
  • 11.  Ibid., p. 156.
  • 12. Voir ibid., p. 69.
  • 13. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 265 et suivantes.
  • 14.  M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 293.
  • 15. Voir ibid., p. 259.
  • 16.  Voir ibid., p. 199.
  • 17.  Le potlatch était une pratique de certaines populations où un chef affirmait sa supériorité sur un chef rival par des dépenses d’apparat. Il a pu prendre – rarement – la forme extrémiste du « potlatch fou » : loin de donner ou de rendre, il s’agissait alors de détruire violemment et massivement ce que l’on possède de plus important et de plus précieux pour manifester sa richesse et sa puissance en ôtant au rival toute possibilité de rendre. Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 160-161.
  • 18.  Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 241-242.
  • 19.  Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses universitaires de France, 1949, p. 552, cité dans M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 192.
  • 20.  Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens, Paris, Tempus, 2008.
  • 21.  Voir M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 146 et p. 268.
  • 22. Voir M. Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 217-218.
  • 23. Tout l’effort conceptuel de Ricœur aura visé à démontrer que dispenser Autrui du devoir de répondre, c’est ne plus le reconnaître dans ce qui le constitue comme Autrui, précise Hénaff, Le Don des philosophes, op. cit., p. 216.
  • 24. M. Hénaff, Le Prix de la vérité, op. cit., p. 499.
 
 
 

 

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