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Non, la reine n’était pas cette gentille grand-mère prête à sortir du four une «apple pie» avec le 5 o’clock tea. Surtout pour les habitants des colonies et ex-colonies britanniques.

par Marie-Eve Lacasse

publié le 15 septembre 2022 à 20h24
 

Par politesse ou par pudeur, les sentiments mitigés des habitants des colonies et ex-colonies britanniques n’ont pas fait florès dans les médias, sauf, bien sûr, sur les réseaux sociaux. Des Irlandais, des Indiens, et des autochtones de nombreux pays du Commonwealth ont manifesté leur soulagement sur Twitter et Instagram. J’ai grandi au Canada, et j’ai souvent regardé avec circonspection mon passeport bleu, couleur de la royauté, frappé d’armoiries sans équivoque : à gauche, un lion britannique défie du regard une licorne écossaise, tenant une bannière d’argent fleurdelisée. A son cou pend une lourde chaîne en or. Proclamées par George V, elles sont un décalque un peu grossier des armoiries royales du Royaume-Uni. A l’intérieur de ce même passeport, il est écrit, comme dans nombre de documents officiels, que le «ministre des Affaires étrangères du Canada, au nom de Sa Majesté la reine, prie les autorités intéressées de bien vouloir laisser passer le titulaire librement…».

La reine, la couronne, l’esprit de sa «majesté» est partout, dans les objets les plus courants des citoyens canadiens, ancrés dans leur intimité. Enfant, j’ai manipulé mes premières pièces de monnaie frappées du visage de la reine, d’abord jeune puis peu à peu vieillissante. Elle apparaissait aussi sur les billets de 2 dollars (remplacés depuis par une pièce, où son visage est gravé) et encore aujourd’hui sur les billets de 20 et de 1 000 dollars. A Ottawa, la capitale, l’architecture du Parlement, à l’extérieur comme dans l’organisation des Chambres parlementaires, ressemble à une petite Westminster. Les débats de la Chambre des communes et du Sénat s’ouvrent en présence d’une «masse cérémonielle», un bâton coiffé d’une couronne – et qui n’est rien d’autre qu’une arme, symbolique, mais une arme quand même. Tous les jours, été comme hiver, se déroule à Ottawa, exactement comme à Londres, la «relève de la garde», où des «gardes à pied» du gouverneur général (qui représente la reine au Canada), coiffés d’un bonnet de fourrure et d’un uniforme rouge, reprennent le cérémonial militaire anglais.

 

Si les sentiments sont mitigés pour les pays colonisés par l’Empire, c’est parce que, même symbolique, cette intrusion modifie notre rapport au monde et aux autres. C’est par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (1867) que le Canada est devenu un Dominion «By the Queen», c’est-à-dire un Etat indépendant mais membre de l’Empire, renommé Commonwealth depuis 1949. C’est ce statut qui a fait du Canada un pays assujetti à des lois injustes, cruelles et liberticides comme la Loi sur les Indiens, adoptée suite à la loi constitutionnelle de 1867, et qui va peu à peu enfermer les autochtones dans des «réserves», dans une rhétorique assimilationniste et paternaliste, très documentée depuis. Cette politique est à l’origine d’un racisme systémique dont les effets (violences, exclusions, pénuries, exploitations) se ressentent encore aujourd’hui. C’est ce statut qui a fait du Canada un comptoir où la couronne s’est largement servie en matières premières et en exploitations de toutes sortes, humaines autant que matérielles. C’est ce statut qui a fait des francophones des sujets britanniques suite au traité de Paris en 1763, cherchant à assimiler les francophones à la culture anglaise, sans grand succès. Les tensions s’en ressentent encore aujourd’hui, avec un parti comme Québec solidaire qui milite encore pour l’indépendance de la province de Québec.

Oui, la reine Elisabeth II n’est plus. Mais les sentiments des colonisés sont mitigés, parce que nous connaissons ce versant sombre qui a fait la fortune de la monarchie – n’en déplaise au Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, qui, au lendemain de sa mort, disait qu’elle était «la personne [qu’il aimait] le plus au monde».

 
 
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